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L’adjoint Eldred Cain

Le massacre d’Usk s’était avéré aussi effroyable que le président l’avait annoncé, et celui-ci n’en paraissait pas mécontent. Cain et Sarein se trouvaient dans les bureaux du siège de la Hanse. Assis, ils prenaient connaissance du compte-rendu sommaire du général Lanyan. Conformément à l’ordre de Basil, ce dernier était absent. Par les fenêtres obliques, on apercevait des zeppelins aux couleurs vives et des barges aériennes volant paresseusement au-dessus du Quartier du Palais, comme si rien ne pouvait déranger leur routine.

Cain avait envie de vomir. Sarein et lui n’arrivaient pas à détacher leur regard des édiles crucifiés, des fermes brûlées, de l’hécatombe du bétail, d’un homme se lamentant sur ses vergers détruits. Sarein donnait l’impression qu’elle allait pleurer.

En attendant que le fichier vid s’achève, le président Wenceslas s’était planté face aux baies de verre blindé et, les yeux rivés sur l’horizon, fronçait les sourcils d’un air impatient. S’il s’était attendu à des bravos ou à des applaudissements, il devait être déçu. Il se tourna enfin, visiblement sans remarquer leur expression atterrée.

— Il est triste d’en être arrivé à agir de si désagréable façon, mais au moins sommes-nous parvenus à nos fins. La mission a été un succès, pour une fois, et la Hanse et les FTD en sortent renforcées.

Cain finit par dire d’une voix râpeuse :

— Monsieur le Président, ne montrez pas ces images au public. Cela déclencherait une émeute.

— Le peuple me suivra ! Nous avons préparé le terrain avec soin. Nos récentes proclamations ne laissent aucun doute sur notre politique ; cela conclut la dernière d’entre elles. Plus d’ambiguïté.

Il éteignit les images. Sarein contemplait l’écran noir du bureau comme si elle s’attendait à ce que quelque chose en sorte pour lui sauter à la gorge.

— En outre, j’ai déjà envoyé le film non censuré aux médias d’information.

Le film non censuré ? Cain se redressa si brusquement qu’il faillit renverser sa chaise.

— Monsieur, c’est de la plus grande imprudence ! Vous disiez que vous vouliez que je travaille là-dessus pour illustrer une annonce.

Basil haussa les épaules.

— Je suis satisfait de ces images telles qu’elles sont. Elles parlent d’elles-mêmes : une indication claire que les choses tournent en notre faveur. Nous avons récupéré la colonie.

— En tuant tout le monde ? s’écria Sarein d’un ton éperdu. Alors, tu crois que c’est ce qui s’est passé, Basil ? Tu n’as pas récupéré Usk, et tu ne gagneras la loyauté de personne quand les gens verront cela ! Il s’agissait de fermiers sans armes.

— Nous avons regagné un respect qui nous est indispensable, répondit-il, imperturbable. Je suis désolé que tu restes aveugle sur ce point. Il y avait plus important que cette colonie : nous avons montré la force de la Hanse, que certaines de nos colonies semblent avoir oubliée. Nous leur avons prouvé que la violation d’un accord entraînait des conséquences. Ce n’est pas un jeu. Une fois que ce rapport sera parvenu dans toute son horrible gloire aux colonies séparatistes, elles tomberont comme des dominos. Qui les protégera ? Peter et ses arbres ?

Dehors, dans le Quartier du Palais, le Pèrarque menait un nouveau meeting. Cain entendait la rumeur impétueuse, les cris des citoyens galvanisés par ses proclamations extravagantes. Cain avait lu un brouillon de son discours, et chaque mot lui avait donné envie de rentrer sous terre.

Basil rajusta son veston et examina son visage dans un petit miroir mural. Non par vanité, mais parce qu’il exigeait « la perfection en tout, y compris chez lui-même ».

— En tant que président, je regrette certaines décisions. Je vois et reconnais certaines de mes erreurs. La plus grave a été une trop grande indulgence. J’ai attendu trop longtemps avant de faire étalage de notre force. Si je n’avais pas hésité, si j’avais frappé dès le début de ces petites insurrections, j’aurais préservé la puissance de la Hanse. (Il hocha la tête, comme un garçon sévèrement réprimandé.) Oui, c’est la seule décision que je regrette réellement.

Sarein s’efforçait de masquer son expression, mais le choc se lisait encore sur son visage. Cain n’arriverait sans doute jamais à ôter la vision du massacre d’Usk de son esprit : un contraste frappant avec les images de paisibles bergers, de vergers en fleur et de fermes prospères qu’il avait vues précédemment.

Le président Wenceslas baissa les yeux vers l’écran vide, comme s’il continuait à voir les scènes qu’il venait d’effacer.

— Mon peuple ne cessera jamais de me surprendre. Le succès, puis l’échec : cela va et vient comme dans les mains d’un magicien. Parfois, c’est tellement aberrant que cela me donne envie de rire. (Il fit apparaître de nouveaux écrans sur la table et les examina, opinant sombrement, absorbé par son travail comme si Cain et Sarein étaient partis.) J’ai envoyé l’amiral Willis avec dix croiseurs Mantas réaffirmer l’autorité de la Hanse sur Rhejak, et voilà que je viens de recevoir une facture ! Elle croit vraiment que la Hanse va payer pour des fournitures provenant d’une colonie qui nous appartient ? Willis a fait des concessions aux colons indigènes. Elle s’est laissé bousculer sans réagir, et à présent, elle s’attend à ce que nous remboursions les colons pour ce que nous possédons déjà.

Il roula les yeux comme pour souligner l’absurdité d’une telle demande.

— Voulez-vous que je vous aide à évaluer la situation de Rhejak ? demanda Cain en se raclant la gorge avec nervosité. Dois-je préparer une annonce aux médias ?

Peut-être pourrait-il au moins sauver cela, ne pas transformer cette opération en un terrible désastre comme sur Usk.

— Qu’a-t-on besoin de savoir d’autre ? Ce n’est qu’une autre colonie rebelle. Nous avons le droit de prendre tout ce qu’elle produit. Je sais que j’aurais dû révoquer Willis, mais j’ai manqué de discernement et lui ai donné une seconde chance.

Le regard de Cain évita l’écran vide sur lequel le massacre d’Usk avait été projeté, pour se poser sur le président.

— Et comment allez-vous réagir ?

— Aucun problème. J’ai déjà envoyé le général Lanyan s’en occuper. Sur Usk, nous avons imposé une tactique efficace vis-à-vis des salopards désireux de faire tomber la Hanse. Une fois que le général aura rejoint l’amiral Willis, il fera ce qu’il faudra pour remettre dans le rang Rhejak… et l’amiral. (Il joignit les mains.) Ensuite, nous aurons de nouvelles images tout aussi fortes à disséminer grâce aux médias. (Il fixa sur Sarein, puis sur son adjoint, un regard aussi tranchant qu’un scalpel.) D’autres questions ?

Cain prit la parole avant que Sarein réponde quelque chose qu’elle pourrait regretter :

— Aucune, monsieur le Président.

 

De retour à ses appartements, Cain s’assit dans un silence total et jouit du spectacle du tableau. Ce chef-d’œuvre, à l’inspiration sans égale, lui offrait le réconfort dont il avait besoin quand l’univers devenait trop insensé à ses yeux.

Il prit une longue inspiration, et tâcha de s’imaginer en train de tomber dans le tableau… loin de la Hanse. Vélasquez était un génie, sans conteste le plus grand maître d’Espagne. Cain ne se lassait jamais de contempler la composition, les couleurs, le coup de pinceau tout en nuances.

Mais il ne pouvait s’empêcher de penser au président Wenceslas.

Les images d’Usk le hantaient davantage que les plus violents tableaux de Goya. Saturne dévorant ses enfants. Pis, Cain savait que d’autres événements de même nature suivraient.

Il perdit la notion du temps. Puis il s’aperçut qu’il avait passé plus d’une heure dans les eaux troubles de son esprit et se leva, s’étirant pour soulager le mal de dos après être resté assis trop longtemps sur la banquette. Il avait déjà examiné son appartement afin de s’assurer qu’on n’avait pas posé de micros. Basil ne soupçonnait pas son adjoint de trahison. Pas encore.

Sur une fréquence sécurisée, Cain contacta le capitaine McCammon, qu’il savait ne pas être en service.

— Avez-vous monté les stations relais, capitaine ?

— Oui, monsieur l’adjoint. Plusieurs membres de la garde royale m’ont aidé.

— Êtes-vous certain de leur loyauté ?

— On ne peut plus certain. Ils connaissent des détails de l’évasion du roi Peter et de la reine Estarra : assez pour me faire pendre, précisa McCammon avec une touche d’humour noir. S’il y avait un maillon faible, je le saurais déjà.

— Bien. Il est temps de diffuser le message le plus largement possible. Le président essaie toujours de l’arrêter, mais nous continuerons à le répandre. Les paroles du roi Peter porteront, et le peuple les croira.

— Je n’en doute pas, monsieur. Mais que feront-ils ? Comptez-vous sur un soulèvement spontané ?

— Non. Il va sans doute falloir les aider.

Un essaim d'acier
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