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Celli
Celli profitait de l’histoire et du folklore qu’elle lisait à voix haute aux arbremondes pour apprendre. Assise au milieu des frondaisons, la jeune acolyte enchaînait les récits et les chroniques, dont chacun était inédit pour elle. Dans sa jeunesse, les recherches érudites n’avaient guère été son occupation de prédilection : elle préférait courir et jouer en forêt avec ses amis. Aujourd’hui cependant, ces histoires la passionnaient, et elle supposait qu’elles passionnaient également l’esprit verdani.
Celli regarda le ciel bleu dégagé. Quelque part loin de là se trouvait le vaisseau-arbre bardé d’épines que Beneto était devenu, et qui naviguait avec huit autres vaisseaux. Lorsqu’elle aurait endossé la robe verte des prêtres, elle serait capable de le contacter par télien chaque fois qu’elle le voudrait. Elle en mourait d’envie.
Avec un bruit de pétarade, Solimar, juché sur son cycloplane, exécuta un cercle autour d’elle. Elle lui adressa un signe de la main, et il fit un looping pour se pavaner. Il aimait beaucoup l’emmener sur son engin ; de son côté, elle adorait se presser dans son dos, les bras passés autour de sa taille, la tête reposant sur son dos si lisse. Souvent, il les emmenait dans des plongeons vertigineux, mais elle savait qu’il ne le faisait que pour qu’elle se serre plus fort.
Plusieurs jeunes acolytes étaient assis sous des tonnelles de feuilles, pendant qu’un groupe de prêtres Verts plus âgés discutait âprement non loin de là. Celli essaya de se concentrer, mais le débat entre les hommes et femmes à peau émeraude l’intrigua. Yarrod parlait avec enthousiasme, les yeux pétillants, le visage illuminé d’un franc sourire. Depuis peu, il émanait de lui une vibration plus forte que d’ordinaire. Il paraissait transformé d’une manière qu’elle ne parvenait pas à définir.
Lui et quelques-uns de ses pairs avaient accepté l’étrange synthèse du thisme et du télien que leur avait enseignée Kolker depuis la lointaine Ildira. Certains prêtres montraient une saine et prudente curiosité, et la forêt-monde elle-même était intéressée par le phénomène. Quand elle endosserait la robe verte, Celli prendrait une décision à ce sujet. Un jour prochain, quand elle serait une prêtresse…
Une perturbation se propagea dans l’assemblée, et les arbremondes frissonnèrent. Les acolytes s’alarmèrent. L’instructeur observa le ciel, puis les bouquets de feuilles.
— Acolytes, descendez !
Les enfants laissèrent tomber leurs pads et s’égaillèrent dans les épaisses frondaisons. Les prêtres regagnèrent les branches, tels des nageurs disparaissant sous les vagues d’une mer étrangère. Celli demeura stupidement sur place, cherchant la source du danger, sa curiosité se faisant plus forte que la peur.
La wyverne frappa.
Le plus grand prédateur de Theroc fondit du ciel dans une débauche d’ailes, d’yeux à facettes et de mandibules. Il avait un corps de guêpe fuselé, recouvert de marbrures de camouflage ; ses ailes semblaient des explosions d’écarlate et d’orange. Des serres aux bords dentelés, destinées à saisir et déchirer, terminaient chacune de ses huit pattes.
La wyverne fonça droit sur Celli. Elle ne cria pas, pas plus que la jeune fille ne se figea de terreur. Elle bondit sur ses jambes musculeuses de la feuille qui lui servait d’assise, se pencha pour attraper une branche, puis s’enroula autour d’elle. La wyverne la dépassa en un éclair, en tailladant le feuillage de ses serres. Celli s’était déjà laissée couler le long d’une autre branche. Elle atterrit sur ses pieds nus pour rejaillir dans une autre direction. Sa progression n’était pas sans évoquer la danse-des-arbres ; ce qu’elle pouvait faire sans se lasser.
La wyverne s’approcha de nouveau, les ailes bourdonnantes, et claqua des mandibules tel un homme affamé. Quelque chose de long et acéré fouetta l’air, manquant de peu l’épaule de Celli. Un dard ! Les wyvernes sécrétaient un venin capable de paralyser leur proie. Celli se mit hors de portée, empoigna une nouvelle branche et poursuivit sa course bondissante. Sur ses talons, la wyverne arrachait les feuilles d’arbremonde. Son cœur battait la chamade, son souffle lui brûlait les poumons.
Soudain, un bourdonnement différent lui chatouilla l’oreille non loin de là, et elle aperçut le cycloplane de Solimar qui striait le ciel devant la wyverne. Il ne l’appela pas : il essayait de détourner l’attention de l’animal, songea Celli. Sa première rencontre avec le prêtre avait eu lieu lorsque ce dernier l’avait secourue des arbremondes en feu. Et voilà qu’à présent il la sauvait encore.
Pendant qu’elle s’esquivait dans un bouquet de feuillage dense, la wyverne se retourna contre le cycloplane. L’appareil piqua du nez et plongea, minuscule auprès de l’énorme prédateur. Solimar s’aplatit sur sa selle, afin de représenter une cible plus petite.
Celli se garda de crier, de crainte de le distraire à ce moment critique. Au lieu de cela, elle sortit la tête des branches et observa son compagnon en train de tournoyer, plonger puis grimper. Le cycloplane était maniable, mais la wyverne était dans son élément. L’estomac de la jeune fille se serra. Solimar n’échapperait pas éternellement à la créature.
Son ami sembla lui aussi le comprendre. À l’instant où la wyverne manquait de lui embrocher le bras d’une aile aiguisée, Solimar fit pivoter son cycloplane pour le diriger droit sur elle, utilisant le véhicule comme un projectile.
Les ailes multiples du prédateur battirent l’air à reculons, mais Solimar continua d’approcher à toute vitesse. Celli retint son souffle. À la seconde précédant l’impact, le jeune homme sauta avec grâce de son appareil, chuta dans le vide et plongea dans la canopée.
Son si précieux cycloplane heurta la wyverne à la façon d’un boulet, écrasa une de ses ailes et creva son abdomen cuirassé. Celli ne s’inquiéta pas de la chute de Solimar, car il était lui-même expert en danse-des-arbres. Dans un mouvement gracieux, il attrapa une touffe de feuilles afin de réduire la vitesse de sa chute. Puis il empoigna une branche solide, pirouetta et se projeta de côté, avant de recouvrer son équilibre sur un autre rameau.
Le cycloplane abîmé dégringola du haut du ciel, pendant que la wyverne blessée s’éloignait en zigzaguant tel un ivrogne.
Celli bondissait déjà à travers les branches épaisses en direction de l’endroit où elle avait vu Solimar atterrir. Lorsqu’elle le rejoignit, il respirait péniblement et sa peau verte était zébrée de blessures mineures. Mais il ne souffrait pas de plaie grave. Elle se jeta dans ses bras.
— Merci, Solimar !
Puis elle recula, le dévisagea, et éleva la voix :
— Qu’est-ce que tu as fichu ? Tu aurais pu te faire tuer.
— Toi aussi ! Je voulais que nous restions en vie, tous les deux.
À l’abri de la couche supérieure de feuilles, ils demeurèrent tous les deux enlacés. Puis elle l’embrassa.