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Anton Colicos
Des hordes de robots noirs luisaient à la lumière du jour, malgré la fumée des bombardements qui obscurcissait le ciel. Au sol, Anton courait à travers les récents cratères en tâchant de suivre Yazra’h, convaincu qu’il ne risquait rien à ses côtés. Cependant, à en juger par la jubilation sanguinaire qui se lisait sur son visage, elle avait manifestement l’intention de se jeter au cœur de la bataille… Aussi se dit-il qu’il ferait peut-être mieux de courir dans la direction opposée.
Malgré le pilonnage méthodique des croiseurs de l’adar Zan’nh, des robots noirs ne cessaient de se déverser de leurs labyrinthes souterrains. Anton aurait préféré que les frappes aériennes se poursuivent quelques jours de plus… et à distance respectueuse. Il tâchait de rester près de Vao’sh.
Maniant une longue hampe coiffée d’un disrupteur sonique, Yazra’h se jeta en hurlant sur l’une des redoutables machines. Celle-ci parut avoir été frappée par le marteau de Thor : dans une détonation, elle s’écrasa au sol, ses circuits internes broyés.
— Je vous avais dit que ce jour serait glorieux, remémorant Anton ! lui lança-t-elle par-dessus son épaule, avant de montrer la voie dans la rue jonchée de débris de Seconda. Suivez-moi et regardez.
En gage de confiance, elle lui avait remis un fusil tirant à une vitesse supersonique des pointes de métal de la longueur et de l’épaisseur de l’index. Vao’sh portait quant à lui un brouilleur électronique, même s’il paraissait ne pas savoir s’en servir. L’un des robots noirs les survola. Il tenait un instrument anguleux, sans doute une arme. Anton leva son lance-projectiles et appuya sur la détente. L’une des pointes, probablement par accident, fracassa l’exosquelette, comme un caillou frappe un pare-brise.
— Excellent, remémorant Anton ! dit Vao’sh d’un ton quelque peu nerveux. J’inclurai cet épisode dans mon récit.
Anton aida son vieil ami à manipuler le brouilleur.
— Merci, Vao’sh… À votre tour maintenant.
Il l’aida néanmoins à se débarrasser de deux robots qui venaient vers eux en cliquetant.
Un signal d’urgence fit crépiter les récepteurs radio de l’escouade :
« Une flotte klikiss vient d’arriver et s’apprête à lancer une attaque, avertit l’adar Zan’nh d’un ton abrupt. Préparez-vous à accueillir leurs vaisseaux. »
Yazra’h tapota son oreillette, comme si elle avait mal entendu.
« Des Klikiss ? Vous voulez dire : de nouveaux robots ?
— Non : les Klikiss d’origine. Restez à l’écart. Ils sont venus détruire les robots. »
— Je croyais les Klikiss disparus, commenta Anton, les yeux levés vers le ciel.
— Hélas, avoua Vao’sh, une fois encore, la vérité telle que la rapporte La Saga des Sept Soleils est quelque peu inexacte.
Avant qu’Anton ait eu le temps de saisir la portée des paroles de l’adar, une vague de vaisseaux fendit le ciel, telle une pluie de météores. Les centaines de transports s’ouvrirent à la manière de cosses dès qu’ils eurent heurté le sol, et des créatures insectoïdes en jaillirent ; on aurait dit la transposition de robots klikiss réalisée par un sculpteur dément. Tout comme les humains avaient conçu les compers, les Klikiss avaient construit leurs robots à leur image.
Une nuée irrésistible de guerriers déferla à travers les vestiges de Seconda. Face au retour de leurs créateurs disparus, les robots noirs semblèrent pris de folie, comme si quelqu’un avait versé de l’essence sur une fourmilière. Les Klikiss se jetèrent sur leurs créatures mécaniques et les réduisirent en pièces.
— Voilà ce que j’appelle un règlement de comptes, dit Anton.
Les robots survivants contre-attaquèrent avec vigueur, délaissant les Ildirans pour s’en prendre aux Klikiss. Anton tira plusieurs fois. Il toucha trois ennemis, sauvant la vie de guerriers klikiss, mais ceux-ci, concentrés sur les robots, ne s’en aperçurent même pas. Malgré leurs pertes qui se chiffraient par centaines, ils combattaient sans se soucier de leur sort.
En moins d’une heure, les robots noirs furent éradiqués.
L’adar ordonna à Yazra’h et ses fantassins de rejoindre les croiseurs. Cinquante d’entre eux avaient péri, contre presque dix fois plus de robots. Alors qu’elle rembarquait ses troupes dans les cotres, Yazra’h embrassa du regard les ruines fumantes, les exosquelettes écrasés et poisseux des Klikiss, les débris de leurs robots.
— Rappelez-vous ceci, Anton Colicos. Rappelez-vous chaque détail, afin de raconter l’histoire dans toute sa splendeur.
Ils remontèrent en orbite, jusqu’aux croiseurs. Sitôt qu’Anton, maculé de crasse et de sueur, fut revenu avec ses compagnons dans le centre de commandement, il sentit la tension générale. L’adar Zan’nh se dressait devant l’écran, sur lequel un grand guerrier insectoïde s’exprimait par l’intermédiaire d’un logiciel de traduction. Les sept croiseurs lourds de la Marine Solaire faisaient front contre la nuée de vaisseaux klikiss qui reconstituaient, à la manière d’une mosaïque, l’informe nef-essaim.
« Nous sommes venus reconquérir nos mondes, disait le représentant klikiss. Et détruire nos robots. Nous avons voyagé par transportail pour habiter des mondes abandonnés au cours du dernier Essaimage.
— Nous combattons nous aussi les robots noirs, rétorqua Zan’nh d’une voix calme mais ferme. Vous avez pu le voir ici. »
Le Klikiss ne s’en émut pas outre mesure.
« Avoir un ennemi commun ne signifie pas avoir des buts communs. Nous récupérerons nos mondes. Jusqu’au dernier.
— Maratha n’a jamais été une planète klikiss. Elle faisait partie de l’Empire ildiran. Nous vous avons aidé à y éradiquer l’infestation des robots. Nous vous sommes reconnaissants pour vos efforts, mais vous ne pouvez revendiquer cette planète. »
Le Klikiss demeura silencieux. Zan’nh riva son regard sur l’écran sans broncher.
Une pensée fit frissonner Anton : puisque les Klikiss étaient toujours vivants et réclamaient leurs anciennes planètes, d’où venaient-ils ? Rheindic Co était un monde klikiss abandonné. Son père avait été tué là-bas et sa mère avait disparu, peut-être par le transportail local. Avait-elle rencontré par mégarde l’espèce en train de renaître ? Il aurait souhaité savoir ce qu’il était advenu d’elle. Savoir ce qui allait lui arriver à lui.
Enfin, le Klikiss à l’écran reprit la parole :
« Nous avons d’autres planètes. Ce monde n’est pas l’un des nôtres. »
Ce qui restait des petits vaisseaux klikiss avait quitté la surface pour s’agglomérer à leur vaisseau mère. Celui-ci partit sans autre transmission.
Anton laissa échapper un long soupir de soulagement. Il ne savait pas déchiffrer toutes les émotions des Ildirans, mais visiblement, chacun semblait ébranlé.
— Voilà un revirement inattendu, dit Vao’sh.
Anton opina.
— Comme on dit dans les récits de la Terre, l’affaire se corse…