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Patrick Fitzpatrick III

Le temps pour lui d’atteindre Yreka, dans son vaisseau d’emprunt et ses vêtements anonymes, Patrick Fitzpatrick ne se considérait plus comme un imposteur. La navigation solitaire lui avait donné le temps de réfléchir. Il se sentait devenir une personne différente, dépouillée des attributs de sa riche et puissante famille. Il était las des sombres secrets qu’il portait, telle une cargaison qui n’a pas trouvé preneur et qui commence à moisir… Si pénible que cela s’avère, il devait faire le ménage. Et il serait enfin lui-même.

Yreka avait changé de façon plus radicale encore que lui : d’une colonie hanséatique sans intérêt, elle s’était muée en un carrefour commercial trépidant. À son arrivée, il s’attendait à ce que les Yrekiens exigent qu’il s’identifie, mais ils se contentèrent de lui indiquer une orbite de réserve pendant qu’ils le mettaient sur la liste d’attente. Vu l’état du trafic, le Gitan ne pourrait pas descendre avant une heure.

De lourds cargos pareils à des bourdons métalliques s’envolaient, ainsi que des vaisseaux éclaireurs légers et véloces, et des courriers marqués de symboles claniques. Il y avait également des appareils coloniaux, que la pénurie d’ekti avait naguère cloués au sol. Depuis que les Vagabonds avaient rouvert leurs plates-formes d’exploitation, le carburant interstellaire ne constituait plus un problème ; sans aucun doute fournissaient-ils leurs alliés en abondance. La Hanse et les FTD avaient toujours un besoin désespéré d’ekti. Patrick se libéra de ses dernières traces de culpabilité lorsqu’il dépassa un ancien vaisseau ravitailleur de la Hanse, sur la coque duquel le symbole étoilé avait été décapé avec rage.

Lorsqu’il eut enfin reçu le feu vert, il suivit les instructions et atterrit à l’endroit désigné, qui avait autrefois été un champ cultivé, un champ que lui et ses camarades avaient détruit dans un geste de ressentiment. Le jeune homme avait mené une partie de la répression et fait exploser le vaisseau désarmé d’un colon qui tentait de s’échapper. En ce temps-là, il ne doutait pas du bien-fondé de ses actes, certain qu’il fallait infliger une leçon à ces rebelles. Pas une seconde il n’avait songé aux pressions qui avaient conduit ces gens à passer outre le rationnement draconien du président Wenceslas.

Un autre poids sur sa conscience.

Revêtu d’une combinaison de saut, Patrick sortit du Gitan et se mit en devoir d’explorer la ville, en quête d’informations. On avait construit de nouveaux édifices en dur autour du terrain d’atterrissage. Non loin de là, le marché avait proliféré comme de la mauvaise herbe. Il y avait des tentes et des échoppes partout.

La Terre tout entière ne possédait qu’un ou deux prêtres Verts, mais il en vit cinq, sur cette planète de seconde zone. Deux d’entre eux tenaient même un stand, et proposaient d’envoyer des messages personnels pour un prix symbolique. Des étals de nourriture à l’abri d’auvents brodés répandaient des parfums qui mettaient l’eau à la bouche. Patrick dut s’arrêter trois fois avant que l’un des commerçants accepte à contrecœur ses crédits de la Hanse. Il remonta les rues bondées en savourant la viande épicée.

Le jeune homme se demanda ce que sa grand-mère aurait fait, si elle avait pu installer un gouvernement ici. Nul doute que la Virago aurait relevé le défi avec plaisir.

Il ouvrit grands les yeux et les oreilles. Beaucoup de gens discutaient avec ferveur de l’espoir que la Confédération s’arme afin de se défendre. Ce fut avec un plaisir inopiné qu’il entendit le nom de sa vieille rivale Tasia Tamblyn, mais lorsque les ragots évoquèrent également Robb Brindle, il les chassa de son esprit. Il savait que ce dernier avait disparu longtemps auparavant.

Au milieu de la ville, une foule s’était réunie sur une place. Patrick s’arrêta pour regarder. Avec un véhicule lourd, des techniciens vagabonds et des bâtisseurs yrekiens déposèrent un socle en pierre. Puis on y installa au moyen de poignées antigrav une statue en alliage ; celle-ci, sculptée avec ingéniosité, représentait un Vagabond en uniforme. Il arborait une posture héroïque, et autour de son beau visage, ses longs cheveux volaient librement, comme battus par le vent stellaire. La sculpteuse elle-même, une Vagabonde très enrobée, criait des ordres. Une fois l’objet positionné, on retira les poignées antigrav et la statue s’enclencha avec un gémissement audible.

Patrick se tourna vers un vieil homme à côté de lui :

— À quoi sert cette statue ?

— À célébrer Raven Kamarov. Vous savez qui c’est, non ? Les Vagabonds l’appellent leur première victime de guerre.

Patrick déglutit.

— La guerre ?

— Eh bien, c’est sûr que Kamarov n’est pas mort en combattant les hydreux. Ce sont ces Terreux stupides et la Hanse qui s’en sont chargés. Tout comme ils ont écrasé cette colonie.

Patrick avait le sentiment de se retrouver toujours au mauvais endroit. Mal à l’aise, il coupa court à la conversation en s’éloignant. Dégoûté par la politique, il décida de se concentrer sur Zhett. Était-ce pour des raisons égoïstes, ou pour l’honneur qu’il la recherchait ? Il n’en était pas sûr, mais il lui fallait s’excuser, se purifier, réparer ses crimes d’une manière ou d’une autre. Il avait joué un rôle non négligeable dans les injustices dont avaient souffert les Vagabonds pendant des années.

Il entra dans un bar nommé – sans grande imagination – Le Saloon, en souvenance des jours anciens de la frontière du Far West, sur Terre. L’enseigne indiquait que les propriétaires, un Vagabond et un colon du coin, brassaient leur propre bière : un mélange de grain yrekien acheté au surplus et d’extraits de houblon que le partenaire du Vagabond avait obtenus d’un fournisseur secret.

Au comptoir, Patrick commanda une bière et feignit d’apprécier le breuvage amer et trop délayé. Des clients, assis aux tables ou accoudés le long du zinc, étaient plongés dans des conversations ou des querelles passionnées. Patrick balaya la salle du regard, en quête d’un visage amical. Ni sa grand-mère ni ses parents n’auraient cautionné un lieu si « vulgaire ». D’ordinaire, les gens qu’il rencontrait dans les soirées le connaissaient déjà ; au sein de l’armée, les sujets de conversation ne manquaient pas, de sorte qu’il ne savait même pas comment engager une discussion avec un parfait étranger.

Il gardait un visage ouvert, dans l’espoir que quelqu’un réagirait. Au comptoir, deux hommes dessinaient des schémas sur un vieux digipad.

— Non, regarde, disait le premier. Tu prends seulement des filets renforcés, tu collectes des cailloux flottants, puis tu leur transfères de l’inertie, par l’intermédiaire soit de propulseurs portatifs, soit de petites explosions, pour les ramener en place.

— Cela revient à monter un puzzle les yeux fermés !

— Et ça te dépasse ? Il suffit de rassembler et trier des astéroïdes, puis de mettre des poutrelles en place. Gonfler des dômes, apporter des provisions et du matériel. En six mois, Rendez-Vous sera de nouveau sur pied.

Reconstituer Rendez-Vous ? Cette audace fit ciller Patrick. Cela paraissait difficilement concevable, mais il ne doutait pas de leur capacité à le faire.

— Il y a des tas de perspectives plus lucratives, lui objecta l’autre. Quel est l’intérêt ?

— L’intérêt est de montrer à ces salopards de Terreux qu’ils ne nous ont pas vaincus ! Je ne peux pas me faire à l’idée qu’ils s’en tirent en toute impunité. Un geste symbolique. J’ai entendu dire que Del Kellum avait déjà envoyé une équipe là-bas, afin d’évaluer la faisabilité du projet.

— Si quelqu’un a des crédits à brûler, c’est bien le clan Kellum.

Patrick dressa l’oreille.

— Excusez-moi, mais… j’ai travaillé sur les chantiers spationavals des Kellum.

Les deux hommes le dévisagèrent d’un air amène.

— Tu n’as pas l’air d’un Vagabond. Quel est ton clan ?

— Le clan Fitzpatrick.

— Jamais entendu parler.

Patrick ne releva pas le commentaire.

— Quelqu’un sait-il où je peux trouver le clan Kellum ? J’ai entendu dire qu’ils ont plié bagage et quitté Osquivel.

— Oh, leurs chantiers fonctionnent de nouveau. Kellum n’a pas peur des Terreux.

— Ce qui reste des Terreux, tu veux dire, dit l’autre avec un reniflement moqueur. Kellum n’y est pas, il a nommé un administrateur à sa place.

— Savez-vous où il est allé ?

— Tu as dit que tu travaillais sur les chantiers…

— Je travaillais pour Del Kellum, rétorqua Patrick, en affichant plus d’assurance qu’il n’en ressentait en réalité. Si Del Kellum veut me renvoyer là-bas, alors j’irai. Mais s’il a un autre boulot pour moi, alors je l’écouterai, bon sang !

Il avait utilisé l’expression favorite du chef de clan, et ses interlocuteurs gloussèrent.

— Du Del tout craché, c’est sûr.

Le premier des deux hommes effaça ses gribouillages, puis avala une longue lampée de bière.

— Del et sa fille sont retournés écoper de l’ekti. Ils ont monté la première des plates-formes de Golgen. Peu importe ce que rapportent les chantiers d’Osquivel : je doute que tu parviennes à tirer Del de sa station d’écopage.

Tout excité par le tuyau, Patrick faillit filer sans finir son verre. Mais il ne pouvait laisser les deux hommes soupçonner quoi que ce soit. Il écouta leurs propos au sujet de nouvelles routes commerciales dans l’Empire ildiran, ainsi que des systèmes parlementaire et fiscal de la Confédération. Cependant ses pensées revenaient constamment à Zhett.

Il remercia ses nouveaux amis, mais ne s’informa pas de leurs noms. Puis il se hâta de retourner au Gitan. À présent, il connaissait sa destination.

Un essaim d'acier
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