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Denn Peroni
Voilà des jours que Denn et Caleb Tamblyn étaient entassés dans le cockpit, aux commandes d’un cargo plein des wentals originaires de la nébuleuse, et pas une seule fois le second n’avait réussi à faire perdre contenance au premier. Le vieil homme grisonnant n’avait jamais vu Denn si content, ni si enthousiasmé par l’abstraction, et en particulier la philosophie.
— Je t’ai toujours catalogué comme un homme d’affaires plein de bon sens, Denn. Je croyais que seuls comptaient pour toi les résultats financiers, le décompte des profits et des pertes, et le tracé des routes commerciales les plus profitables. Par le Guide Lumineux, n’est-ce pas pour ça que Del Kellum t’a demandé de gérer ses chantiers spationavals ?
— Rien de tout cela n’a changé, mais je comprends tellement plus, aujourd’hui, des choses que je n’avais jamais vues auparavant. (Denn sourit pour lui-même.) Et si je joue mes atouts, j’augmenterai mes bénéfices en gérant plus efficacement mes ouvriers, mes capitaines et mes installations. Tu aurais dû voir comment Tabitha Huck a transformé les Ildirans en machines bien huilées. Ç’a été une révélation, ni plus ni moins. Le Guide Lumineux n’est qu’une simple chandelle, comparé à ça.
— Si tu le dis. Tant que tu ne commences pas à me réciter de la poésie.
— Caleb Tamblyn, je doute de pouvoir un jour te convaincre. Ton crâne est trop épais pour laisser pénétrer le thisme. Mais si ça t’intéresse, ajouta-t-il, plein d’espoir, il y aurait bien quelqu’un qui pourrait.
— Non merci. Pas besoin.
À l’intérieur du réservoir du cargo, les wentals, revenus de leur long exil dans la nébuleuse, avaient fusionné en une seule masse d’énergie vitale. Les créatures élémentales faisaient partie d’une entité unique, même si celle-ci comportait des sous-groupes, comme des familles. Les wentals de ce vaisseau, intacts et reconstitués, avaient hâte de se propager afin de partager leur force et leur savoir. Jess et Cesca avaient eu raison de confier cette tâche à Denn. L’homme se sentait honoré.
Sa fille avait proposé aux Vagabonds d’emmener les nouveaux wentals sur Jonas 12, afin qu’ils rejoignent ceux qui y avaient déjà été déposés. Denn avait accepté avec enthousiasme de faire la route avec Caleb, affirmant qu’il en comprenait à présent beaucoup plus sur les wentals. Son ami de toujours n’avait pas mesuré à quel point Denn avait changé… et à présent, celui-ci disposait d’un public captif.
— Les wentals font partie de la texture même de l’univers, tu sais, poursuivit-il comme si leur conversation n’avait jamais cessé. (Et de fait, c’était le cas, car il cherchait toujours le moindre prétexte pour l’orienter vers le sujet qui le fascinait.) Les wentals et les verdanis sont les deux faces d’une même pièce. Le télien des prêtres Verts est identique à l’aptitude de Jess et Cesca à communiquer avec les wentals. Aujourd’hui, avec la réunion du télien et du thisme, et même avec les capacités humaines, quelles qu’elles soient… oh, Caleb, tu ne peux pas comprendre.
Son vieux compagnon fronça des sourcils ironiques :
— Je ne suis pas convaincu que tu te sentes si bien, Denn. Tu ne cesses de baragouiner.
Denn décida qu’un argument pragmatique fonctionnerait peut-être sur Caleb :
— Songe un peu au potentiel commercial. Si tous les Vagabonds pouvaient se relier les uns aux autres comme les prêtres Verts, imagine combien nos marchands gagneraient en efficacité. Nous découvririons des marchés inexploités, et œuvrerions ensemble de façon totalement inédite.
— Oh ? Et comment négociera-t-on, si on ne peut plus bluffer ?
— On n’aurait plus besoin de le faire. On appréhenderait les variations du marché, l’offre et la demande. En collaborant avec une efficacité jamais égalée, on formerait une grande et puissante compagnie.
— Grande et puissante, répéta Caleb. Deux mots certains d’attirer mon attention. Ajoute « lucrative », et tu auras ma dévotion éternelle. (Néanmoins, il restait sceptique, alors qu’ils abordaient le système de Jonas.) Bientôt, tu essaieras de me vendre une mine de glace sur une planète de lave… Depuis toujours, les clans s’en sont très bien sortis tout seuls en suivant le Guide Lumineux.
Denn eut un large sourire.
— Le Guide Lumineux fait partie du tout, aussi, dit-il, et Caleb roula les yeux.
Quelques instants plus tard, l’attaque des faeros mit fin à la discussion.
Une quinzaine de bolides ignés foncèrent sur eux, telle une pluie de météores. La connexion de Denn avec la conscience des wentals dans le réservoir fit monter en lui une vague de panique.
— Que diable… ? lança Caleb.
Des filtres s’abattirent sur les écrans de vision comme les vaisseaux ardents se plaçaient devant le lourd cargo. De la sueur se mit à couler sur le front de Denn, comme si la température du cockpit était montée en flèche, même si la climatisation compensait encore le flux de chaleur. Alors même que la peur l’envahissait, Denn ressentit de l’émerveillement : si les wentals et les arbremondes étaient reliés au thisme, alors les faeros en faisaient partie, eux aussi.
Mais il sentait le danger, le chaos. Quelque chose de terrible.
— Caleb… je crois qu’on a des ennuis.
Dans la soute, les wentals vibraient et bouillaient littéralement. Ils se mirent à marteler le crâne de Denn. Il sentait leur agitation, mais ne comprenait pas ce qu’ils voulaient via la connexion qui le reliait au reste de l’univers.
— Quelles sont leurs intentions, bon sang ?
Caleb se pencha et cria à la radio :
« Salut, les faeros… quoi que vous soyez. On ne vous veut aucun mal. Merci de nous laisser tranquilles. »
Ne sachant quoi ajouter, il jeta un regard stupide à Denn.
Les wentals devinrent frénétiques, sachant qu’ils étaient trop peu pour résister aux entités ignées. Les faeros étaient là pour eux, pour le cargo. Et, à cause de ce lien que Caleb ne pouvait comprendre, Denn savait que lui-même était vulnérable.
— Caleb, file dans le module d’évacuation.
— Merdre, à quoi bon ? Ils pourront le faire fondre comme un glaçon dans une chaudière.
— Ce n’est pas toi qu’ils veulent, mais les wentals.
— Qu’est-ce qu’ils leur ont fait ? Nous, on ne s’occupe pas des affaires des autres.
Denn se leva, saisit son compagnon avec une force inattendue et le tira de son siège. Il l’envoya bouler dans le module. Le vieil homme recouvra son équilibre en agrippant l’écoutille.
— D’accord, d’accord ! Viens, alors !
— Je ne peux pas. Ils nous suivraient.
— Je ne vais pas partir tout seul, pour me retrouver au milieu de nulle part !
— Va sur Jonas 12. C’est ta seule chance.
— Jonas 12 ! Il ne reste rien là-bas…
— Si je survis, je reviendrai te secourir. Sinon… tu serais mort de toute manière.
— Quelle alternative alléchante !
Caleb était aussi déconcerté qu’affligé. Néanmoins, il ne discuta pas. Il verrouilla l’écoutille et lança le module d’évacuation.
Après avoir encerclé le cargo, les faeros prirent la soute pour cible. Denn pouvait le sentir. Il prêta à peine attention au lancement du module. Caleb chutait à présent dans le vide de l’espace vers les confins du système solaire.
Seul dans le cargo, Denn essaya d’entrer en contact avec les wentals, mais sa gorge était desséchée. Les liens qu’il avait récemment identifiés comme appartenant au thisme et au télien semblèrent se mettre subitement à chauffer. Les faeros se pressèrent contre le vaisseau, si brillants que les filtres s’avérèrent impuissants à les bloquer.
Au moins, Caleb s’était échappé.
Denn sentit une force puissante, menaçante, comme une flamme qui remonterait une mèche. Ses liens mentaux avaient ouvert un passage aux faeros. Son corps devint brûlant, sa peau grésilla, ses yeux s’emplirent de larmes qui se transformèrent aussitôt en vapeur. Il leva les mains et vit sa peau s’embraser de l’intérieur, comme si son sang lui-même bouillait. Puis une flamme d’une chaleur inconcevable l’engloutit, et son corps tout entier se consuma.
Les bolides ignés engouffrèrent le cargo. Les plaques de la coque se ramollirent, se liquéfièrent avant de se muer en métal vaporisé. Les wentals bouillirent, et lorsque la coque se fendit, ils jaillirent comme un geyser.
Ce qui restait du cargo des Tamblyn explosa, ne laissant que des gaz et de minuscules débris. Les wentals s’éparpillèrent, mais les faeros étendirent des panaches enflammés pour les contenir. Puis ils les entraînèrent jusqu’au soleil, non loin de là.