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Jora’h le Mage Imperator
Après la victoire de Maratha, le vaisseau amiral de l’adar Zan’nh était revenu sur Ildira. Les yeux brillants, la peau rouge d’excitation, Yazra’h ne cessait de gloser sur leurs exploits.
Flanqué de Nira et de ses enfants, Jora’h écoutait le récit passionnant de Vao’sh. Anton Colicos l’interrompait fréquemment, pour ajouter d’un ton fébrile un détail ou faire un commentaire. À l’évidence, le remémorant ildiran et l’historien humain avaient été terrifiés, mais à présent, ils avaient peine à contenir leur euphorie.
Dans le public au pied de l’estrade de la hautesphère se trouvait Ko’sh, le scribe en chef du kith des remémorants. Il prenait des notes avec zèle afin de compléter le rapport qu’Anton et Vao’sh devraient fournir. Le scribe austère et dévoué réfléchissait déjà à la meilleure façon d’incorporer ces événements à La Saga des Sept Soleils.
La septe de la Marine Solaire avait renforcé l’Empire en reprenant la planète ildirane aux robots noirs. L’adar avait laissé les six autres croiseurs lourds sur Maratha, avec des équipes d’ouvriers, afin de rétablir une scission. Il avait également fait la découverte que les Klikiss étaient toujours vivants.
Malgré le charme de cette histoire, Jora’h restait préoccupé par des questions troublantes. Zan’nh avait agi de façon adéquate, mais cette rencontre n’avait répondu à une question que pour en poser une plus importante : des Klikiss, après dix mille ans ! Qu’est-ce que cela signifiait ? Comment, en tant que Mage Imperator, allait-il gérer cette nouvelle invasion ? Cela avait-il d’ailleurs un rapport avec l’Empire ildiran ? Les insectes constituaient-ils une menace ? Et s’ils découvraient l’accord secret existant entre l’ancien Mage Imperator et les robots noirs, le pacte qui leur avait permis de disparaître en hibernation pendant des milliers d’années ? Oui, le danger était considérable.
Daro’h suivait lui aussi le récit. Jora’h le voulait désormais à ses côtés au cours des réunions importantes. Le Premier Attitré souffrait toujours de brûlures qui le faisaient peler, en dépit des baumes dont les meilleurs médecins lui enduisaient le visage.
L’effrayante révélation de Daro’h au sujet de l’étrange union de Rusa’h avec les faeros avait autant perturbé Jora’h que la nouvelle de la résurrection des Klikiss. L’Empire pourrait-il résister à deux ennemis à la fois ? Pourrait-il même survivre contre un seul ? Il n’en savait rien.
Ayant achevé leur récit, Anton Colicos et Vao’sh s’inclinèrent. Zan’nh s’avança.
— Si nos anciens programmes de traduction fonctionnent correctement, dit-il, les Klikiss affirment qu’ils reprendront tous leurs mondes.
Nira, le visage grave, souleva une affaire qui n’était pas venue à l’esprit de Jora’h :
— Que va-t-il advenir des colonies humaines qui se sont installées sur ces mondes ? Si les Klikiss débarquent, que va-t-il leur arriver ?
Les décisions difficiles à venir et leur cortège de conséquences apparurent à Jora’h.
— Je suis avant tout responsable de l’Empire ildiran.
À côté de sa mère, Osira’h prit la parole :
— Nous sommes sans doute les seuls à savoir que les Klikiss sont revenus, père, et donc à pouvoir agir à temps. Connaissant cette difficulté, n’avons-nous pas l’obligation d’apporter notre aide ?
— Ne demanderions-nous pas l’aide des humains dans le cas inverse ? ajouta Rod’h.
Ostensiblement, Zan’nh dit :
— Il n’y aurait pas de cas inverse, car les Ildirans ne s’installeraient jamais sur un monde klikiss. Pour nous, ce n’est pas parce qu’une planète semble déserte que l’on peut s’en emparer.
Ko’sh se tenait immobile, son stylet dressé, dans l’attente de la réaction du Mage Imperator. Daro’h regardait lui aussi son père avec un vif intérêt.
Jora’h se redressa sur son chrysalit.
— Il me faut considérer cela avec attention, dit-il. Compte tenu de la situation de l’Empire, la réponse mérite réflexion.
Au cours de la période de repos – aussi lumineuse que celle de veille sur Ildira – qui suivit, Jora’h était couché dans ses appartements avec Nira à ses côtés. Tous deux avaient été amants, lorsque lui était le fringant Premier Attitré et elle une jeune prêtresse Verte venue étudier La Saga des Sept Soleils. Malgré tout ce qui s’était passé depuis, ils restaient proches l’un de l’autre, peut-être plus proches que jamais. Leur amour avait forgé un lien qui ne pouvait être brisé, ni par l’ascension de Jora’h au rang de Mage Imperator, ni par les souffrances de Nira dans le camp de reproduction de Dobro.
Il lui caressait le bras en silence, essayant d’oublier un instant les problèmes qui harcelaient son esprit. La douce peau émeraude de la jeune femme contrastait avec l’éclat cuivré de la sienne. Il avait dénoué sa longue chevelure afin d’en libérer les mèches chargées d’électricité statique. Quelques-unes chatouillaient l’épaule de Nira. Elle bougea dans son sommeil puis, souriante, leva la main pour le caresser. Avec sa tête dépourvue de chevelure posée sur le torse nu de Jora’h, elle semblait fondre contre lui.
Bien qu’ils dorment ensemble, leur relation n’avait plus rien de sexuel. Lui en était incapable, et elle ne le désirait plus. Mais ils tenaient beaucoup l’un à l’autre, même si cela ne seyait pas à un Mage Imperator, et si Nira n’aurait jamais pensé accepter de nouveau une telle relation.
Les yeux clos, elle dit :
— Que vas-tu faire pour sauver les colons ? Ils sont isolés.
— Je t’aime, Nira. Je n’ai rien contre ton peuple, mais je suis le Mage Imperator. Les Ildirans sont vulnérables, exposés à la menace de ce que mon frère Rusa’h est devenu. Je veux éviter de provoquer les Klikiss, surtout en ce moment. La Marine Solaire est décimée, de sorte que l’Empire ne peut se permettre de se faire de nouveaux ennemis.
Nira ouvrit les yeux.
— Pas plus que la Confédération. Ce n’est pas une excuse pour délaisser son prochain dans le besoin.
— Utilise ton surgeon pour avertir les prêtres Verts. Ils trouveront un moyen de monter une opération de sauvetage.
— C’est ce que je vais faire. Cependant, les autres colonies, la Confédération, Theroc, même la Hanse… personne n’est en mesure de leur venir en aide. Voilà ta chance, Jora’h, ajouta-t-elle d’une voix ferme. Tu sais qu’après Dobro tu as beaucoup à expier. Tu ne peux te contenter de balayer les souffrances que les Ildirans ont causées.
Il inspira longuement. Il savait qu’elle avait raison. La nouvelle des événements de Dobro s’était répandue par le réseau du télien, mais il ne s’en était pas encore entretenu avec les autorités humaines. Il n’avait pas évoqué les mensonges et les crimes que ses prédécesseurs avaient perpétrés au cours du programme d’hybridation. Même le sacrifice d’un grand nombre de croiseurs lourds par l’adar Zan’nh pour sauver la Terre ne suffisait pas à refermer cette plaie béante.
Nira se redressa sur le lit.
— Il faut que tu le fasses. Ces humains des mondes klikiss n’ont aucun moyen de se mettre à l’abri. Tu peux les aider.
Le cœur de Jora’h se pinça. Il s’était promis de ne plus jamais la décevoir ni la blesser. Son amour influençait ses décisions, il le savait. Mais il s’assit à son tour et dit :
— Tu es devenue ma conscience, Nira. Aucun Mage Imperator n’a jamais été censé ressentir cela. (Il se pencha et l’embrassa sur la joue.) Tu me guides dans la bonne direction. Ce n’est pas la manière ildirane de procéder, mais je ferai tout pour toi.
— Alors, tu vas transmettre ma demande à Adar Zan’nh ?
— Mieux que cela : je l’envoie là-bas sur-le-champ.
La plate-forme qui flottait au-dessus des toits effilés de Mijistra était drapée de tentures de brocart et bordée de coussins. Le Mage Imperator et sa suite bénéficiaient ainsi d’un poste idéal pour observer la parade aérienne. Jora’h était assis au centre de la plate-forme, son Premier Attitré bien en vue à ses côtés.
— Regardez, voilà le premier ! s’exclama Nira, l’index pointé vers le ciel.
L’un des croiseurs lourds construits par Tabitha Huck descendait avec grâce, telle une baleine d’argent ornée de fanions et de rubans, ses voiles solaires et ses ailes décoratives largement déployées. Quarante-neuf vedettes sillonnaient le ciel devant le croiseur. Leurs trajectoires s’entrelaçaient sans cesse, les pilotes montrant leur talent avec force pirouettes.
Par le thisme, Jora’h sentait la joie enfler chez les spectateurs. Pour eux, cette célébration de la Marine Solaire était un signe que tout pouvait s’arranger, que les dégâts pouvaient être réparés, et que l’Empire ildiran allait recouvrer sa grandeur.
Une vague d’émotions submergea la foule en contrebas comme un deuxième croiseur apparaissait, suivi de près par un troisième. Ce sentiment parvenait presque à masquer le malaise que Jora’h percevait toujours à travers le reste de l’Empire. Depuis le début de son règne, il vivait au milieu de tant de terribles événements qu’il ignorait ce qu’il ressentirait lorsque la paix serait revenue.
La plate-forme flottante dérivait au-dessus de la capitale, afin que tous les Ildirans puissent voir leur chef. Des vedettes lancées de chacun des croiseurs s’entrecroisaient avec les autres escadrons selon une chorégraphie réglée par Zan’nh en personne. L’adar semblait désireux, avant son départ en mission de sauvetage, de prouver que la Marine Solaire n’avait rien perdu de la compétence que célébrait La Saga des Sept Soleils.
Ces vaisseaux appartenaient à la flotte nouvellement constituée. Tabitha Huck et ses techniciens avaient tiré le meilleur des équipes de construction ildiranes, ainsi que des ressources dont ils disposaient sans restriction. Tabitha avait une vingtaine de croiseurs en construction, et dix autres qui s’apprêtaient à l’être. À ce rythme, la Marine Solaire aurait recouvré sa splendeur d’antan d’ici à moins d’une décennie.
La distraction offerte par la parade aérienne ne serait toutefois que temporaire. Jora’h ne parvenait pas à oublier le vide froid dans le thisme qui s’étendait de nouveau à travers l’Empire. Nira remarqua son changement d’humeur, malgré le bonheur qu’elle ressentait en voyant les croiseurs partir aider les colons piégés par les Klikiss. Elle n’avait pas besoin de lire dans le thisme pour cela.
— Qu’y a-t-il ? Est-il arrivé quelque chose ?
— Cela fait longtemps. Je perçois une tache ténébreuse, comme si je devenais aveugle en certains endroits. Ce n’est pas de la douleur, mais un vague sentiment de perte.
Daro’h se raidit, comme s’il savait exactement ce que son père voulait dire.
— Vous perdez des morceaux de thisme, dit-il. Ou on vous les vole.
— En effet. J’ai l’impression d’avoir entièrement perdu Dzelluria et plusieurs mondes de l’Agglomérat d’Horizon. Cela ressemble un peu à ce qui s’est passé quand Rusa’h a constitué son propre thisme et a arraché des Ildirans de mon emprise. Mais ici, cela semble plus définitif… Comme si des pans entiers de mon empire s’étaient tout simplement évanouis.
— Comme ce que j’ai ressenti quand j’ai été séparée de mon arbre, dit Nira, et Jora’h perçut la souffrance dans sa voix.
Cinq croiseurs rugirent dans le ciel. La foule applaudit, mais Jora’h ne put détacher son regard du visage adorable de sa compagne.
— Oui. Comme ça.
Le Premier Attitré se tourna vers lui, son visage plein de cicatrices arborant une conviction absolue :
— Les faeros ont causé cela. Rusa’h m’a averti qu’il venait pour nous.