55
Le général Kurt Lanyan
Les colons de Pym et les soldats terriens épuisés qui s’étaient repliés ne cessaient d’affluer en une course échevelée. Au poste de contrôle du transportail de Rheindic Co, les techniciens de la Hanse regardaient passer, interloqués, des vagues de soldats au visage spectral, à l’uniforme ensanglanté et déchiré, aux armes fumantes.
Quelques colons hagards tombèrent à genoux. Les soldats les plus prompts à réagir les agrippèrent et les poussèrent le long des galeries menant aux sorties :
— Ne vous arrêtez pas de courir ! Retournez aux vaisseaux.
— Appelez les vaisseaux de transport, qu’ils viennent jusqu’à la cité !
— Il faut envoyer un signal au Jupiter ! Il y a urgence.
Lanyan apparut à son tour, chancelant. Il aurait voulu pouvoir s’écrouler sur le sol de pierre, mais il savait que ce n’était pas terminé.
— Ces foutues bestioles nous talonnent !
Des ordres contradictoires s’entrecroisaient. Les troupes hébétées se repliaient dans la hâte et la confusion, entraînant les techniciens avec elles. Des sanglots et des cris d’angoisse emplissaient la caverne, entre les cliquetis d’armes et le martèlement des bottes.
— Qu’y a-t-il ? demanda Ruvi, l’administrateur à la calvitie naissante. Que se passe-t-il ?
— Les Klikiss, répondit Lanyan en agrippant l’homme par les épaules et en le faisant pivoter vers lui. Les Klikiss sont revenus sur Pym. Ils ont tué la plupart des colons, mais nous avons secouru ceux-là.
— Les Klikiss ? Vous voulez dire les vrais Klikiss ?
Le général indiqua une estafilade sanglante sur son bras.
— Pour ça, je vous garantis qu’ils sont vrais. Bientôt ils seront ici, on peut compter là-dessus. Alors, remuez votre postérieur ! On abandonne Rheindic Co.
— Nous… Nous allons rassembler notre matériel et nos affaires…
— Vous allez filer comme si vous aviez le diable à vos trousses, maintenant ! Il nous reste au mieux quelques minutes.
Les hommes fuyaient la salle par les galeries, pour atteindre la corniche où ils s’entassaient comme des lemmings. Au-dehors, le crépuscule s’installait. Des points lumineux indiquaient la position des appareils de transport stationnés sur l’aire d’atterrissage, loin de la base.
La cité klikiss se trouvait dans les hauteurs de la falaise, ce qui rendait difficile la descente d’un grand nombre de personnes vers le fond du canyon. Celles-ci s’amassaient dans les monte-charge ; s’ils étaient conçus pour transporter de lourdes cargaisons, ils étaient très lents et ne pouvaient contenir que peu de monde.
Certains des soldats aidèrent les scientifiques et les colons. D’autres eurent la présence d’esprit d’appeler les vaisseaux de transport de personnel :
« Ramenez-vous pour une évacuation massive ! Il faut partir, et immédiatement ! »
Dans la salle du transportail, Lanyan voyait l’embouteillage devenir incontrôlable. Il prit une profonde inspiration qui colla sa veste d’uniforme sur sa poitrine, compta jusqu’à trois pour se calmer, puis donna des ordres d’une voix de commandement :
« N’oubliez pas qui vous êtes ! Nous avons combattu les compers Soldats. Ces insectes ne sont pas pires, et on peut les écraser bien plus facilement. Maintenant, apportez-nous de nouvelles armes ! »
Au-dehors, les transports avaient décollé. Ils se dirigèrent dans la lumière crépusculaire vers la cité troglodyte, puis manœuvrèrent pour récupérer les fuyards. Un pilote plus intrépide que les autres se plaça juste devant l’entrée de la cité, au-dessus de l’escarpement, et ouvrit la trappe d’accès. Des soldats et quelques civils bondirent dans l’ouverture. Ceux qui avaient vu les Klikiss préféraient largement risquer de chuter que de rester sur place.
Lanyan saisit un fusil jazer des mains d’un soldat qui partait, balaya des yeux la salle de contrôle, et rameuta une dizaine d’acolytes parmi ceux qui avaient le mieux tenu le coup. Bien qu’il n’ait pas demandé de volontaires supplémentaires, plusieurs hommes choisirent de rester. Le général opina sèchement du chef.
— Quand ces insectes arriveront, nous devrons être prêts. Il faut tenir la place pour gagner du temps. Je veux qu’on installe des charges autour du transportail, et qu’on me fiche tout ça en l’air afin de leur bloquer le passage.
Le président Wenceslas allait en faire une maladie, s’il détruisait leur accès principal au réseau des transportails… mais ce n’était pas lui qui était là en ce moment, avec ces maudits insectes aux trousses.
— Je veux qu’on réduise ce truc en poussière.
Les soldats formèrent une ligne de défense, tandis que deux d’entre eux s’agenouillaient pour extirper des pains de plastic de leur paquetage. Ils serraient les lèvres et leur front était couvert de sueur. Après avoir collé les charges sur le mur de pierre trapézoïdal, ils entreprirent de monter les détonateurs. Mais avant qu’ils aient pu finir, la fenêtre se mit à chatoyer, et des ombres se dessinèrent derrière la surface opaque. Lanyan recula jusqu’à la ligne de soldats et leva son fusil.
— Parés à tirer !
— C’est un piège, général, dit l’un des hommes.
— C’est un piège pour les Klikiss. À la seconde où ils se montreront, ouvrez le feu.
Deux guerriers insectoïdes traversèrent le passage, leurs bras segmentés balayant déjà l’espace autour d’eux. L’un des poseurs de charges fut aussitôt terrassé. Le second se jeta sur les explosifs pour tenter de les déclencher avant que d’autres insectes puissent passer. Mais le Klikiss l’embrocha avec l’un de ses longs membres acérés, puis le projeta contre la paroi. D’autres insectes affluèrent, tenant des armes étranges entre leurs pinces en dents de scie. Avant qu’ils aient pu avancer de deux pas et que leurs yeux composés aient pu s’accommoder de l’obscurité qui régnait dans la caverne, les défenseurs ouvrirent le feu.
Quatre Klikiss surgirent immédiatement dans leur dos ; chacun portait une arme dont la gueule évasée évoquait quelque mousquet high-tech. Lanyan savait qu’ils ne constituaient que la crête de la vague d’invasion, et que ses soldats ne parviendraient jamais à faire exploser le transportail à temps. Il avait vu combien il restait d’ennemis sur Pym.
— Allons, les encouragea-t-il, c’est comme tirer un éléphant au fond d’un couloir ! Il faut donner le temps à nos vaisseaux d’embarquer tout le monde.
Leurs tirs terrassaient les guerriers klikiss à mesure qu’ils se matérialisaient, et ceux-ci s’empilaient les uns sur les autres. Les cadavres ne tarderaient pas à former une barricade qui bloquerait la fenêtre trapézoïdale.
À l’entrée des grottes, les vaisseaux de transport décollaient les uns après les autres, chargés de réfugiés. À l’intérieur de la salle étouffante, Lanyan et ses hommes tiraient sans discontinuer, mais les Klikiss repoussaient les cadavres de leurs congénères par la seule force de leur nombre, plus vite que les hommes ne pouvaient tirer.
— Repli général ! cria Lanyan. Je pense qu’on a gagné assez de temps.
Ses soldats battirent en retraite dans les galeries comme une nouvelle fournée de Klikiss grimpait par-dessus le monceau de carcasses. Ils coururent jusqu’à l’entrée de la falaise. Dans les ténèbres qui s’installaient, une brise fraîche frappa leur visage, revigorante après l’air brûlant qu’ils avaient respiré dans la salle du transportail.
L’une des plates-formes élévatrices surchargées s’était bloquée à mi-chemin du sol, mais un vaisseau avait déjà récupéré les passagers coincés dessus. Sur la corniche, les défenseurs exténués adressaient des signes désespérés à l’un des derniers vaisseaux.
Le général ouvrit son micro-casque d’un geste sec :
« Renvoyez les vaisseaux en orbite et appelez le Jupiter. Je veux le voir ici, canons armés. Ça n’a pas tourné comme nous l’espérions. »
— C’est le moins qu’on puisse dire, général, s’écria l’un de ses hommes, maculé de sang, en tournant des yeux écarquillés vers lui.
Coincés sur la corniche, ils percevaient le grouillement de Klikiss qui enflait dans les tunnels. Ils n’auraient jamais le temps d’emprunter les monte-charge.
« Amenez-nous un vaisseau, bon sang ! Ce sont nos fesses qui sont en jeu, là. »
L’une des navettes, à moitié pleine, piqua dans leur direction, la porte latérale ouverte. Le soulagement coupa les jambes de Lanyan.
— Embarquez, tout le monde !
Les hommes bondirent, pour être attrapés puis tirés à l’intérieur par les soldats postés à l’ouverture. Tout le monde se serra, sans se donner la peine de s’asseoir. Lanyan, le dernier à sauter, tourna la tête pour voir des Klikiss en furie déferler sur la corniche.
— Décollez !
La navette s’écarta de la cité troglodyte. Les insectes s’amassèrent jusqu’au bord de l’abîme, les yeux fixés sur les vaisseaux surchargés qui zigzaguaient comme des bourdons ivres. Lanyan s’assit dans une posture fort peu digne sur le pont glissant, et regarda par la trappe où le vent s’engouffrait en sifflant.
Un par un, les monstrueux insectes sautèrent du bord de la falaise, déployèrent leurs ailes, et commencèrent à voler en direction des navettes.
— Ils ne me ficheront donc jamais la paix ? jeta-t-il. Verrouillez cette porte et poussez les moteurs au maximum !
— Je les vois, répondit le pilote.
Trois vaisseaux de transport firent demi-tour et tirèrent au moyen de leurs canons jazer. Mais pour chaque Klikiss abattu, trois autres prenaient leur envol. La cité en dégorgeait sans cesse.
— Il n’y a qu’une façon d’arrêter ça. Passez-moi le Jupiter. Je veux parler directement au responsable de l’artillerie.
Comme une baleine plongeant dans les abysses en quête de krill, le Mastodonte fonçait vers l’ancienne cité, tandis que les transports de troupes tiraient sur les Klikiss.
« Il faut colmater la fuite, ordonna-t-il. Bousillez-moi ce transportail, et la cité. Démolissez-moi tout ce machin. »
Les énormes canons jazer virèrent à l’orange, puis au blanc. Une large colonne d’énergie frappa la cité extraterrestre. Dans un flash aveuglant, un second coup abattit la falaise, écrasant les ruines sous l’éboulement qui en résulta. Les Klikiss encore dans les tunnels furent anéantis, et le transportail fut détruit en l’espace d’un battement de cils.
Les quelques insectes guerriers survivants, désormais coupés du reste de la ruche, voletaient, désorientés. Lanyan ne les considéra plus que comme des moucherons faciles à écraser. Alors que du feu et des volutes de fumée s’élevaient encore des décombres en contrebas, il ramena les vaisseaux jusqu’au Mastodonte. Une défaite dans l’honneur.
Il devait revenir au sein de la Hanse. Le président Wenceslas n’allait pas apprécier ce qu’il avait à raconter. Pas du tout.