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La reine Estarra
Être assise sur le toit arrondi du récif de fongus avec Celli rappelait à Estarra les jours insouciants de jadis. Ces choses lui avaient manqué. Un lucane géant passa devant son visage dans un bourdonnement d’ailes saphir, et la surprise faillit la faire basculer. D’un geste rapide et sûr, sa sœur lui empoigna le bras, juste avant qu’un lucane cramoisi surgisse après le bleu. Les deux insectes s’éloignèrent en virevoltant, tout à leur combat aérien ou leur parade nuptiale.
Il y avait des cicatrices sur le récif de fongus, là où des enfants avaient découpé des lambeaux caoutchouteux ; ils en avaient empli leurs sacs en s’aidant de leurs chaussures à crampons. À présent que sa grossesse arrivait à terme, Estarra n’avait plus une agilité ni un équilibre suffisants pour se risquer sur la paroi incertaine, aussi demeurait-elle tout près du tronc qui servait de support.
Sa sœur et elle se tenaient compagnie dans un silence agréable. Enfin, Celli dit :
— C’est bien que tu sois revenue. Tu m’as manqué quand tu étais sur Terre. (Elle lui adressa un sourire taquin.) Je n’avais plus personne à enquiquiner !
— C’est vrai que tu étais une sale gosse…
— De ton côté, tu me traitais comme un bébé, gloussa Celli.
— Tu étais un bébé.
Sa sœur se cala confortablement contre le tronc à l’écorce dorée.
— Aujourd’hui, regarde-nous. Tu es mariée, tu es enceinte, et… oh, oui, tu es la reine de la Confédération ainsi que la Mère de Theroc.
— Certains considèrent cela comme un triomphe, mais pour être honnête, j’étais plus heureuse quand j’étais une petite fille qui grimpait aux arbres.
Même si elle avait réussi à échapper au président de la Hanse et si l’espèce humaine avait survécu aux hydrogues, Estarra demeurait profondément affectée par tout ce qui était arrivé à sa famille : Reynald tué, Sarein piégée sur Terre, Beneto détruit par les hydrogues et revenu sous la forme d’un avatar de la forêt-monde.
Celli remarqua son humeur.
— Tu as l’air si triste.
Estarra se composa un sourire, et fut surprise de pouvoir le faire avec tant de facilité et de grâce. Elle avait appris comment cacher ses émotions, afin de ne pas encourir le mécontentement du président.
— J’ai réussi à faire quelque chose de ma vie, mais toi, sœurette ? as-tu décidé quelle voie suivre ?
Celli sourit en croisant les bras sur sa poitrine étroite, dans un geste de garçon manqué.
— Tu es la première personne à qui je voulais l’annoncer. J’ai pris la décision de devenir une prêtresse Verte… comme Solimar et Beneto.
Estarra se montra enchantée.
— Tu n’es pas un peu vieille pour devenir une acolyte ? demanda-t-elle toutefois. La plupart commencent dès l’enfance.
— Je suis intelligente et j’apprends vite. Solimar dit qu’avec tout ce que je sais déjà, et avec la danse-des-arbres que j’ai accomplie, la forêt-monde me connaît déjà bien.
— Probablement. Mais je crois que Solimar te dit tout ce que tu veux entendre. Il veut te plaire.
— Qu’est-ce qu’il y a de mal à ça ?
— Rien du tout. Peter est pareil.
Comme s’il les avait entendues parler de lui, Solimar apparut au sommet du récif de fongus. Des rides profondes plissaient son front, malgré son plaisir manifeste de voir Celli.
— Un message de Nahton ! annonça-t-il. De mauvaises nouvelles… très mauvaises.
— Dis-moi, ordonna la reine.
— Les Forces Terriennes de Défense ont l’intention d’attaquer Theroc. Le président Wenceslas envoie des vaisseaux de guerre. Toute une armée d’invasion.
Un grand froid s’empara d’Estarra. Elle savait que le président n’aurait jamais permis au prêtre Vert d’envoyer un tel message.
— Ils avaient séparé Nahton de son surgeon, c’est pourquoi nous n’avions pas de nouvelles de lui depuis si longtemps. Mais il s’est échappé. Il est parvenu à nous envoyer ces informations, puis il a dit que des gardes arrivaient. Ils étaient armés. (La voix de Solimar se brisa.) Ensuite, le télien s’est rompu. On pense que le surgeon lui a été retiré… ou a été détruit.
Celli se précipita vers lui, et il l’étreignit.
Estarra serra les lèvres. Elle s’attendait au pire. Le président Wenceslas ne tolérait aucun défi, quel qu’il soit. Nahton avait probablement péri.
— La Hanse essaie peut-être de nous effrayer, dans l’espoir qu’on change d’avis, dit Celli. Ce peut être du bluff.
— Ce n’est pas du bluff. Il le fera.
Les prêtres Verts sonnèrent l’alarme par télien, et bientôt, chaque membre de la Confédération eut connaissance de l’urgence. Aux chantiers spationavals d’Osquivel, sous la direction de Tasia Tamblyn et de Robb Brindle, les Vagabonds armèrent tous les vaisseaux qu’ils purent trouver. Des dizaines d’entre eux foncèrent vers Theroc, où ils arriveraient d’ici à deux jours.
Estarra resta au côté de Peter afin de lui offrir aide et conseils. Tous deux accueillaient chaque nouveau vaisseau, et remerciaient les pilotes de rejoindre la défense de la Confédération. Bien qu’elle ne dise rien, Estarra savait au fond d’elle-même que leurs effectifs ne suffiraient pas ; et en déchiffrant l’expression que Peter occultait avec soin, elle savait qu’il pensait de même. Theroc n’aurait jamais que l’ombre d’une « marine spatiale » à l’arrivée des FTD.
Et cependant, ils feraient de leur mieux.
Des capitaines au visage empourpré de colère paradaient dans la salle du trône. Ils proposaient d’établir un cordon de sécurité orbital avec leurs vaisseaux de bric et de broc. Un homme aux cheveux longs croisa ses bras musculeux sur sa poitrine.
— Vous croyez que les Terreux vont carrément ouvrir le feu sur nous ? Est-ce qu’ils sont si inhumains ?
— Certains, oui, répondit Peter.
Estarra se pencha sur son fauteuil d’apparat et prit la main de son mari.
— Beaucoup d’entre eux ont des amis et des êtres chers sur Terre. Le président peut aisément les menacer de rétorsions s’ils regimbent à exécuter ses ordres.
— Et c’est là-bas que Rlinda est allée ! dit Branson Roberts, l’air désespéré. Elle n’a aucune idée de ce dans quoi elle s’est engagée. D’accord, elle n’avouera jamais être autre chose qu’une négociante indépendante, mais s’ils découvrent qu’elle fait office de ministre du Commerce de la Confédération, elle est cuite ! J’aurais dû l’accompagner malgré ses protestations.
Rlinda était partie à bord du Curiosité Avide pour entreprendre une prospection marchande sur Terre. Branson secoua la tête. Il regrettait d’avoir toujours un mandat d’arrêt à son encontre.
— Elle aurait au moins dû prendre un prêtre Vert avec elle. On n’a aucun moyen de la prévenir.
— Elle n’avait qu’à le demander, dit Yarrod. Nous aurions considéré sa requête comme légitime.
— Elle n’aime pas demander. Sa fichue manie d’indépendance…
— Le capitaine Kett ne résoudra pas notre problème, dit Peter. Nous devons trouver d’autres moyens de défendre Theroc.
Estarra regarda Celli, et toutes deux semblèrent avoir la même idée en même temps :
— Beneto !
Estarra se tourna vers Peter et parla à toute allure :
— Les vaisseaux de guerre verdanis ! Ne peut-on pas rappeler Beneto ?
À son départ, il avait dit qu’il ne la reverrait plus. Mais ils avaient tant besoin de lui aujourd’hui !
— Les vaisseaux-arbres voyagent au milieu des étoiles, releva Yarrod d’un ton dubitatif. Les prêtres Verts qui leur servent de pilotes ont une mission : répandre les verdanis dans le cosmos. Ils ne se soucient plus des humains.
— Je n’y crois pas ! s’exclama Celli. Ce sont les fils et les filles de Theroc. Ils ne peuvent ignorer une menace contre leur peuple, leur planète. Beneto comprendra. Les prêtres Verts comprendront.
— Ils doivent déjà savoir pour Nahton, ajouta Estarra. Ils ont entendu son message.
Peut-être avaient-ils déjà fait demi-tour ?
— Cela vaut le coup de demander, dit Solimar, l’air grave. Et même de supplier.
Yarrod alla jusqu’à un surgeon qui se trouvait à côté du trône de la reine.
— On ne vous promet rien.
— Mais on peut promettre d’essayer, dit Solimar, indifférent au scepticisme de son aîné.
Il toucha un autre surgeon. Tous les deux envoyèrent une requête. Non seulement à la forêt-monde, mais aux prêtres Verts dont l’esprit avait fusionné avec les vaisseaux bardés d’épines. Celli pressait le bras de Solimar. Elle n’avait pas accès au télien, mais espérait que l’urgence qu’elle ressentait se communiquerait par son intermédiaire, d’une manière ou d’une autre.
De longues minutes plus tard, les deux prêtres relâchèrent leur surgeon en même temps, les yeux papillottants.
— Neuf d’entre eux ont accepté de revenir, annonça Yarrod, l’air surpris. Eux aussi ont entendu Nahton, et ils connaissent les intentions de la Hanse. Ils seront bientôt là.
— Ils arriveront à temps, précisa Solimar. Et Beneto sera avec eux.