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Tasia Tamblyn
D’ordinaire, le lancement des vaisseaux assemblés et mis en service dans les chantiers d’Osquivel se faisait sans tambour ni trompette. Mais celui-ci était particulier aux yeux des Vagabonds.
Tous s’étaient rassemblés pour la cérémonie, qui était tout autant un émouvant baptême qu’un prétexte à festoyer. De l’intérieur du centre administratif, Tasia, Robb et Nikko regardaient le vaisseau de transport tout neuf. On aurait pu le prendre pour un paquebot de luxe s’il avait été un peu plus tape-à-l’œil. Il avait été conçu pour abriter soixante passagers, voire le double, si ceux-ci pouvaient supporter le surpeuplement. Un vaisseau de sauvetage.
— Libérer tous ces gens de Llaro sera une bonne chose. Merdre, ça ne m’a pas fait plaisir d’avoir dû les lâcher là.
— Tu as dit que c’était une planète sympa, dit Robb en détournant son regard de la baie d’observation.
— Justement. Les Vagabonds ne sont pas faits pour les endroits sympas. Je ne voudrais pas qu’ils deviennent gras et paresseux !
— Peut-être pas tous les Vagabonds, dit Nikko. Voilà pourquoi mon père a abandonné l’écopage d’ekti et rejoint ma mère dans les astéroïdes-serres. Il voulait un peu plus de confort.
Les ouvriers se rassemblèrent devant les baies vitrées. Des projecteurs fixés au rade illuminaient le patchwork métallique qui constituait la coque.
— Voilà le drone qui arrive ! Regardez, tout le monde.
Un appareil de la taille d’un jouet pour enfant s’avançait sur une trajectoire d’interception. Sur son nez était fixée une bouteille. Dans une collision amortie, celle-ci explosa. Une bouffée de vapeur instantanément gelée se développa sur le flanc du nouveau vaisseau.
— Du bon champagne gaspillé, si vous voulez mon avis, murmura Caleb Tamblyn.
L’oncle de Tasia était venu forcer la main à Denn Peroni dans l’espoir d’obtenir du matériel et des hommes pour reconstruire Plumas.
— Ouais, mais ce n’était pas du bon champagne, glissa Denn sur un ton de conspirateur, avant de poursuivre à haute voix : Nous baptisons ce vaisseau Osquivel.
Les spectateurs lâchèrent une bordée de cris de joie, impatients de ripailler, comme on leur avait promis qu’ils pourraient le faire.
— Osquivel. Quel drôle de nom. (Robb secoua la tête.) Cette planète recèle tant de souvenirs… la plupart désagréables. On a pris une sacrée raclée, là-bas.
— Non, Robb. Ce sont les Terreux qui ont pris une sacrée raclée. Les Vagabonds se sont cachés comme des lapins au fond de leur terrier et y sont restés à l’abri. Ce nom symbolise notre aptitude à nous rétablir après un malheur. Exactement comme toi, tu l’as fait.
— Tu peux m’expliquer tout ce que tu veux, je n’aime toujours pas ce nom. (Robb glissa son bras autour de la taille de Tasia et l’attira contre lui.) Non pas que je sois superstitieux…
Tasia s’amusa à ébouriffer ses cheveux rêches.
— Brindle, c’est la fête ! Ne sois pas si défaitiste.
— Partir dans un paquebot de luxe pour une planète de vacances comme Llaro, en compagnie de ma copine favorite mais autoritaire… Que pourrais-je espérer de mieux ?
Denn avait distribué sans compter des plateaux-repas avec de la viande, des fruits et des légumes frais achetés à des marchands vagabonds qui passaient par Yreka. Del Kellum avait apporté une caisse de liqueur d’orange de sa réserve personnelle sur Golgen. Un verre à la main, Caleb et Denn sirotaient tout en discutant, chacun essayant de prendre l’avantage sur l’autre.
— Je m’attire toujours des ennuis quand je bois avec vous, les frères Tamblyn.
— Tu t’attires des ennuis, que tu boives ou non, rétorqua Caleb du tac au tac.
Tasia approcha d’un pas nonchalant.
— Mon oncle peut se montrer horriblement caustique, Denn, mais je considérerais cela comme une faveur personnelle si vous l’aidiez sur Plumas. Croyez-moi, il n’y a plus que des ruines là-bas. Robb et moi comptions y aller nous-mêmes, mais on nous a appelés pour servir la Confédération. Les puits appartiennent toujours à mon clan, même si mes oncles n’en prennent pas grand soin.
— Quoi, on n’en prend pas soin ! jeta Caleb avec tant de vigueur qu’il en postillonna alentour.
— Il m’est impossible de m’en occuper en personne, déclara Denn. Demain, je pars rencontrer le Mage Imperator. J’ai des négociations commerciales à mener. Avec la Confédération qui grossit de jour en jour et les anciennes colonies de la Hanse qui produisent des marchandises à écouler, l’Empire ildiran va devenir un client considérable. Rlinda Kett est déjà en route.
— Et pour mes puits ? demanda Caleb.
— Nos puits, rectifia Tasia.
— Je peux envoyer un ou deux sacs de joints de réparation, deux ou trois ouvriers, peut-être une pelleteuse, même si je devrai m’assurer que ton oncle sait l’utiliser. (Caleb se répandit en récriminations, mais Tasia vit bien qu’il goûtait la plaisanterie.) En échange, j’attends une réduction du tarif des cargaisons d’eau pour Osquivel.
— Sur cinq ans.
— Dix ans.
Tasia les laissa marchander. Alors même que la fête battait son plein, des provisions, des vêtements et des cadeaux traditionnels vagabonds étaient embarqués sur l’Osquivel. Dès que la nouvelle de leur mission s’était ébruitée, tant de volontaires s’étaient présentés que le vaisseau aurait été rempli avant même de partir. Tasia avait refusé leur candidature en arguant :
— Si nous vous prenons tous avec nous, il n’y aura plus de place pour rapatrier vos familles.
Elle et Robb se chargeraient sans peine des chaperons des FTD laissés sur la colonie. Nikko avait toutefois insisté pour faire partie du voyage.
Robb se mêlait aux conversations des Vagabonds, mais il paraissait triste.
— Vas-y, parle, lui dit Tasia. Quelque chose te tracasse, et ce n’est pas que le nom du vaisseau. Tu cauchemardes encore sur les hydrogues ?
— Non, j’en ai fini avec ça. C’est plus personnel. Je… (Il baissa ses yeux couleur miel, puis les reporta sur elle.) J’ai envoyé des messages jusque chez moi par l’intermédiaire de marchands, mais… aucune réponse. Je m’attendais à ce que ma décision de rester dans la Confédération avec toi mette mon père dans tous ses états, mais je pensais que ma mère le persuaderait de rester en contact. Il ne s’est rien passé de tel. Il refuse toute forme de communication. J’ai entendu dire qu’il se trouvait au côté de l’amiral Willis quand elle a amené ses Mantas pour intimider Theroc.
— Tu penses toujours avoir pris la bonne décision ?
— Bien sûr. Je suis avec toi, n’est-ce pas ?
— Bonne réponse.
— Mais ce silence est si glaçant, si inutile. Cela m’inquiète.
Tasia mit sa main sur son bras.
— Et tu te sens abandonné.
Il opina. Un instant plus tard, elle lui donna un coup sur l’épaule comme une petite sœur mal élevée. Puis elle l’enlaça tendrement.
— Retournons à nos quartiers, que je t’enlève les soucis de la tête. D’ici à quelques jours, on sera en route pour Llaro. Et l’on fera quelque chose dont tu pourras être fier, peu importe ce que les autres penseront.