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Anton Colicos
À présent qu’ils étaient revenus de Maratha, Anton avait une histoire à raconter. Même le remémorant Vao’sh parvenait difficilement à réprimer son impatience de relater par écrit son expérience avec la Marine Solaire, les robots noirs et les Klikiss surgis de nulle part. Il présenterait son récit au Foyer de la Mémoire. Le vieux conteur n’aurait jamais imaginé se voir un jour autant impliqué dans les événements de La Saga des Sept Soleils.
— Parfois, quand je passe en revue tout ce qui m’est arrivé depuis mon arrivée ici, j’ai du mal à y croire, marmonna Anton. Il me faut me convaincre que c’est moi, et non un de ces héros à la mâchoire carrée, qui ai vécu tout cela !
Il gloussa en relisant les pages de notes qu’il avait écrites sur son pad personnel.
Dans le bureau inondé de lumière de Vao’sh, le jeune homme avait enfin pu se remettre à la tâche pour laquelle il était venu sur Ildira : traduire et rapporter sur Terre des parties de l’épopée extraterrestre. Il essaya d’imaginer son retour : son poste l’attendait-il toujours, après si longtemps ? Cela n’aurait sans doute pas d’importance. Avec son expertise et son expérience uniques, il pourrait obtenir un poste de titulaire très bien rémunéré dans l’université de son choix, ou faire des tournées de conférences. Au lieu de publier dans d’obscurs journaux, il pourrait en outre retranscrire les meilleurs épisodes de La Saga des Sept Soleils sous forme de best-sellers, ou écrire son autobiographie. Il deviendrait une vedette… Si seulement ses parents avaient pu voir cela.
Dans le couloir, des Ildirans du kith des serviteurs s’affairaient, balayant et astiquant alentour. Anton leva les yeux, pour apercevoir Yazra’h qui franchissait le seuil de la porte, accompagnée par ses trois chatisix.
— Mon père arrive, annonça-t-elle.
L’air tout à la fois gêné et embarrassé, Vao’sh se leva.
— Il suffisait au Mage Imperator de nous convoquer. Nous aurions accouru à la hautesphère.
Jora’h entra et s’approcha des remémorants. Sa longue chevelure formait une natte tressée avec soin sur sa nuque. Des rubans réfléchissants ornaient ses vêtements colorés et pailletés de joyaux.
— Je souhaitais vous voir à l’œuvre de mes yeux, dit-il. Et je préfère que personne n’entende ce que j’ai à vous demander. (Il eut un sourire ironique.) Il sera intéressant de voir comment mon peuple fera face à un changement majeur.
Le Mage Imperator embrassa du regard les tables sur lesquelles s’entassaient des plaques d’adamant. Le texte serré ne représentait qu’une infime portion de La Saga. Jora’h ramassa une plaque, mais il ne sembla pas intéressé par les mots gravés dessus.
— Il y a longtemps, reprit-il, je suis venu visiter deux prêtresses Vertes dans cette même pièce : Nira et l’ambassadrice Otema. Elles lisaient La Saga pour la forêt-monde. (Il s’arrêta, perdu dans ses pensées, avant de se reprendre.) Il y a dix mille ans, Ildira s’est trouvée à un carrefour comme celui auquel nous sommes confrontés actuellement. À cette époque, le Mage Imperator a fomenté une… épouvantable dissimulation.
— Ah, les Temps perdus, releva Vao’sh. Tous les remémorants ont été tués afin que soient tenus secrets les événements de la première guerre contre les hydrogues.
Le Mage Imperator baissa les yeux.
— En ce temps-là, La Saga des Sept Soleils a été censurée et réécrite, de façon que personne ne sache ce qui s’était passé. Mais aujourd’hui, c’est moi le Mage Imperator, et je refuse de cautionner cette infamie. Il faut relater cette histoire avec honnêteté et dans ses moindres détails. Notre Saga sacrée ne racontera que la vérité, et c’est par elle que nos descendants nous jugeront. (Il jeta un regard intense à Anton et Vao’sh.) Je vous demande d’accepter cette grande responsabilité : dire la vérité. Ensemble, effacez les taches de mensonge qui souillent notre histoire. Et écrivez la prochaine partie de notre formidable épopée.
Anton n’en crut pas ses oreilles.
— Mais, Votre Majesté, je ne suis qu’un étudiant, et même pas ildiran…
— Le point de vue différent que vous apporterez est nécessaire. Vous êtes des remémorants chacun à votre manière. Vous aurez mon soutien plein et entier. Révisez La Saga afin d’y inclure la honte que représente le programme d’hybridation de Dobro, et notre implication avec les hydrogues. Révélez les machinations de mon père et de ses prédécesseurs. Et, oui, les miennes aussi. Ce n’est que le premier des torts que j’ai à expier. J’en ai longuement parlé à Nira. Acceptez-vous la noble tâche que je vous confie ?
Cette requête était inédite, voire malséante. Vao’sh laissa paraître son embarras.
— Seigneur, cela implique-t-il d’inclure les apocryphes… les textes officieux que l’on a étudiés récemment ?
— Oui. D’autres ont essayé avant vous, mais n’ont pas réussi. Vous vous souvenez peut-être d’un dénommé Dio’sh ?
Le vieux remémorant opina du chef.
— Un ami à moi. Il a survécu à la peste aveuglante de Crenna et est revenu il y a des années. J’ai entendu dire qu’il était mort.
— Plus que cela : il a été tué. Mon père l’a assassiné.
— Le Mage Imperator ? hoqueta Vao’sh. Il n’aurait pas pu… Il n’aurait pas fait une telle chose !
Jora’h raconta comment Dio’sh avait découvert la vérité au sujet des Temps perdus et était allé voir Cyroc’h avec le résultat de ses recherches. À la suite de quoi ce dernier l’avait étranglé avec sa longue tresse vivante.
— Vous incorporerez également cela au remaniement de La Saga, conclut le Mage Imperator d’une voix coupante, comme s’il se forçait à prononcer ces paroles.
Vao’sh n’aurait jamais imaginé braver un commandement du Mage Imperator, mais un immense malaise l’accablait.
— Seigneur, vous nous demandez de transformer l’immuable. La Saga des Sept Soleils est considérée comme parfaite, et révérée comme telle.
— Vous-même savez que ce n’est pas vrai. Il y a un moment que vous le savez.
La voix du remémorant se réduisit à un mince filet :
— Mais c’est… la tradition.
— Est-ce une noble tradition que celle qui ne sert qu’à perpétuer des mensonges ? Vous direz la vérité, tel est l’ordre que je vous donne. Le peuple ildiran doit apprendre à accepter le changement. Cela en soi est un changement majeur qu’il me faut imposer.