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L’adjoint Eldred Cain
La peur permettait de manipuler aisément la population de la Terre. C’était l’un des moyens qu’employait le président Wenceslas pour influencer les consciences et profiter de la moindre faiblesse de l’esprit. Le Pèrarque, à présent une figure majeure, attisait les flammes de la ferveur religieuse. Convaincre les gens de la nature démoniaque des Klikiss n’avait pas été un tour de force. Le public en avait accepté les conséquences, à la manière d’une réaction en chaîne. Les plus crédules avaient pris pour argent comptant l’idée selon laquelle le roi Peter était responsable du retour des Klikiss, et peut-être même de mèche avec eux.
Le patriotisme violent de ces citoyens renforçait Basil dans la certitude qu’il avait raison. Il n’écoutait plus les voix dissonantes, les arguments rationnels ou les propositions différentes des siennes, pour n’entendre que ceux qui applaudissaient ses actions. Cain, son adjoint, se sentait inutile, mais aussi perturbé par ce qu’il voyait. Depuis peu, les seules tâches dont Basil le laissait s’occuper étaient l’administration des communiqués de presse et la répression contre toute déformation des faits qui n’était pas une déformation des faits approuvée.
Le président convoqua Cain. Ensemble, ils empruntèrent une navette qui les mena jusqu’au Mastodonte de Lanyan. Le vaisseau militaire, ravitaillé en carburant et en provisions, rôdait tel un monstre protégeant la Terre.
— Il est temps d’instaurer la crainte de Dieu en chacun, dit Basil. Non seulement chez les citoyens de la Terre, mais aussi dans les colonies hors la loi qui ont déserté la Hanse alors qu’elle se trouvait dans le plus total dénuement.
— Instaurer la crainte de Dieu ? N’est-ce pas justement ce que fait le Pèrarque dans ses exhortations ?
— Il y a un temps où il faut plus que des paroles. Des théologiens ont déniché des arguments bibliques que le Pèrarque citera dans ses discours. Rien n’est plus facile que de les adapter à nos besoins, et les gens marcheront au pas en fourbissant leurs épées.
L’estomac de Cain se serra, et cela ne provenait pas des générateurs gravifiques de la navette s’adaptant à celle du Jupiter comme ils s’y amarraient. L’adjoint fit une ultime tentative :
— Monsieur le Président, vous avez toujours été un homme raisonnable, mais vous faites accomplir à l’humanité un gigantesque pas en arrière. Pourquoi encourager la paranoïa et la superstition ? Une vraie religion ne correspond pas à cela.
— Le Pèrarque soutient totalement cette action.
— Depuis quand prenez-vous en compte ce que pense le Pèrarque, monsieur le Président ? Ce n’est qu’un acteur.
— En effet, je me soucie comme d’une guigne de ce qu’il pense. Je ne me soucie que de ce qu’il dit, et il répète ce que je lui dicte.
Dès que leur navette eut apponté dans le hangar béant du Mastodonte, une troupe des Forces Terriennes menée par Shelia Andez les accueillit. Le lieutenant arborait une attitude raide et hautaine. Cain se souvenait d’elle comme de l’un des prisonniers de guerre des Vagabonds sur Osquivel. Elle avait le teint olivâtre, des cheveux cannelle coupés à la longueur réglementaire, et des sourcils semblables à des paraboles sombres. Andez n’avait pas mâché ses mots vis-à-vis des Vagabonds au cours de déclarations publiques que le président n’aurait pas mieux écrites lui-même.
— Le général va vous recevoir, monsieur le Président. Nous avons hâte d’entendre ce que vous avez à nous dire.
Ce fut tout juste si ses mouvements, lorsqu’elle se retira, dérangèrent les plis de son uniforme. Une garde d’honneur flanqua les deux visiteurs.
Tandis qu’ils traversaient le Jupiter, Cain jeta des regards mal à l’aise autour de lui. Le vaisseau avait appartenu à l’amiral Willis. Depuis, Lanyan avait renforcé les procédures de sécurité et les formalités. Son heurt frontal avec les Klikiss sur Pym l’avait fort ébranlé.
Lorsqu’ils apparurent sur la passerelle, le général leur adressa un rapide salut. Il semblait vouloir effacer à tout prix l’impression d’échec qu’avait donnée sa retraite, mais Cain devina en lui une vague inquiétude quant à l’endroit où allait l’envoyer le président.
— Le Pèrarque ne nous a rien expliqué au sujet de votre « acte de juste châtiment ».
Un acte de juste châtiment ? Le Pèrarque se tenait tel un seigneur sur la passerelle du Mastodonte. Ses amples vêtements lui faisaient occuper deux fois plus d’espace qu’un homme ordinaire.
— Lieutenant Andez, veuillez nous trouver des images d’archives de la colonie hanséatique d’Usk. Passez-les sur l’écran, afin que je puisse expliquer la mission.
— Nous allons sur Usk, proclama le Pèrarque d’une voix un peu trop pesante et solennelle, et Cain se demanda si on lui avait ordonné de ne pas se départir de son rôle, même sur la passerelle du Mastodonte.
Rapidement, Andez enfonça une série de boutons sur un panneau de commandes, comme si elle écrasait de petites créatures.
— Les voici, monsieur.
Des images d’archives d’un monde colonial apparurent sur l’écran principal.
Cain connaissait vaguement Usk, pour avoir lu quelques rapports çà et là. Un monde paisible et agréable. Les images montraient des champs verdoyants, des vergers en fleurs roses et blanches, des troupeaux de moutons, des collines vallonnées, des fermes qui couvraient de nombreux hectares.
— Une économie agraire, à peine autosuffisante, dit le président d’un ton condescendant. Les gens là-bas mènent une vie confortable, sans se poser de questions. Ils n’ont eu aucun scrupule à couper les ponts avec la Hanse. (Cain s’abstint de faire remarquer que c’était la Hanse qui avait pris cette initiative.) Ils ont déchiré la Charte de la Hanse, ont déclaré leur indépendance et ont rejoint la Confédération. Et après tout cela, ils comptent poursuivre leur existence comme avant !
— Ils semblent bien inoffensifs, monsieur le Président, dit Cain.
— Ils se sont rebellés contre l’autorité légitime ! Ils ont quitté la Ligue Hanséatique terrienne, nous plongeant dans l’embarras vis-à-vis des autres colonies. Si nous ne tenons pas compte de cette situation, nous ne ferons qu’encourager les autres à les suivre.
Andez parla sans y avoir été invitée :
— Comme le général lui-même l’a dit lorsqu’une épidémie de désertions a frappé les pilotes des FTD, la seule façon de l’endiguer était de faire un ou plusieurs exemples, de façon si radicale que les autres y réfléchissent à deux fois avant de nous défier. Voilà bien longtemps qu’on aurait dû agir contre les planètes séparatistes. À mon avis.
Le général Lanyan parut soulagé de recevoir une mission qu’il pourrait réellement mener à bien.
— Je suis prêt à sévir contre Usk, monsieur le Président. Nous leur montrerons leurs erreurs.
— Il faut davantage, général. Faites de la population d’Usk un exemple, même si vous trouvez cette tâche désagréable. Je compte sur vous pour faire le nécessaire. Le Pèrarque vous aidera.
Il fixa ses yeux sur Lanyan, et celui-ci n’hésita qu’un instant avant d’opiner brièvement.
Cain n’osa parler tout haut, mais il fut certain d’avoir pénétré dans un asile de fous.
Le Pèrarque arborait un sourire lointain. Ses yeux bleu saphir semblaient luire de l’intérieur.
— Ah, soupira-t-il. Un pogrom, un vrai.