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L’amiral Sheila Willis
Même si le président affirmait qu’il y avait une guerre en cours, c’était sur Rhejak que l’amiral Willis désirait se trouver. Elle avait rempli sa mission en imposant une présence militaire. Elle se réjouissait d’avoir réussi sans trop affecter la vie des colons. Les Forces Terriennes usaient trop souvent d’une main de fer quand la situation ne réclamait qu’un peu de finesse.
Son équipe de techniciens avait construit une vaste île artificielle, entrelacs de segments en nid-d’abeilles fixés à des flotteurs. La base flottante offrait à l’armée d’occupation un espace assez ample pour les baraquements et les bâtiments d’intendance. Quand il avait fallu plus d’espace, les soldats avaient installé de nouveaux segments.
Willis, assise au bord de cette plate-forme, signa le journal des activités du jour après l’avoir à peine parcouru des yeux. Puis elle revint au spectacle des créatures géantes à tentacules que l’on menait à la pâture. Lassée de ses rations, elle était convenue d’un échange de provisions avec les pêcheurs. Elle payait leurs fruits de mer au prix fort, pas de doute là-dessus, mais elle adorait la viande de médusa : sa chair crissante évoquait des champignons grillés, et son goût le homard, en particulier quand on la trempait dans du succédané de beurre.
Elle avait envoyé un vaisseau éclaireur vers la Terre afin de l’informer que Rhejak était sécurisée. Elle savait que le président attendait impatiemment des nouvelles au sujet de la reprise des expéditions de métaux et de minéraux rares, ainsi que d’extraits de varech. Mais les opérations étaient encore en cours, et mieux valait ne pas faire de promesses qu’elle pourrait avoir du mal à tenir.
Willis encourageait ses soldats à entretenir des rapports de bon voisinage.
« Mettez votre testostérone en sourdine, avalez une dose d’humilité, et traitez les habitants avec respect », leur répétait-elle.
En offrant quelques bibelots et souvenirs apportés de la Terre, certaines de ses troupes avaient même gagné un peu d’estime chez les habitants. Hakim Allahu, qui rencontrait régulièrement Willis sur sa base flottante, avait fini par considérer, bien qu’à contrecœur, la présence des FTD comme inévitable.
Si elle faisait montre d’indulgence, Willis n’était pas pour autant stupide. Conrad Brindle commandait les dix Mantas qui patrouillaient dans le ciel, et elle avait installé des équipes de surveillance dans l’usine de la Compagnie rhejakienne. D’autres soldats contrôlaient et faisaient fonctionner à tour de rôle la machinerie des mines de corail.
Ses Mantas avaient déjà chassé plusieurs vaisseaux vagabonds en escale régulière sur Rhejak. Les pilotes avaient sonné l’alarme, lancé des jurons par radio ou tiré au jugé sur une Manta avant de prendre la poudre d’escampette. Mais rien que de très inoffensif. Impossible de faire plaisir à tout de monde…
La nuit venue, les opérations en suspens et l’usine de la Compagnie rhejakienne seulement éclairée par quelques veilleuses clignotantes, les eaux noires étaient calmes. Les deux lunes minuscules de Rhejak brillaient d’une lueur argentée dans le ciel. Les médusas flottantes ne dormaient jamais ; elles sifflaient et mugissaient comme pour se tenir compagnie.
Une petite explosion sur l’une des tours d’extraction déclencha les alarmes de la base des FTD. Des soldats se précipitèrent sur le ponton flottant, criant dans leur radio à courte portée et cherchant du regard la source de ce tapage. Willis sauta de sa couchette et enfila le premier uniforme qu’elle trouva. Elle fonça au-dehors tout en tirant sur ses bottes.
— Il se passe quelque chose à l’usine d’extraction, amiral !
Willis se rua vers l’une des vedettes attachées au bord du radeau. En cours de route, elle cria à quelques soldats non loin de là de la rejoindre. Elle sauta dans le bateau et reprit son équilibre tandis qu’un jeune enseigne dénouait la corde d’amarrage et qu’un autre allumait le moteur. Pendant que l’engin frappait l’eau en dispersant de l’écume, Willis ferma les derniers boutons de son uniforme.
À présent, toutes les lumières de l’usine étaient allumées. Le son des alarmes se répercutait à travers les tuyaux sinueux et la charpente des tours. Les soldats de garde criaient dans un mélange de bravade et d’embarras. Lorsque les transmissions eurent atteint un degré de confusion suffisant, Willis aboya un ordre pour exiger un rapport concis.
« Ce sont les rebelles, amiral. On ignore qui ils sont. On ne les a aperçus qu’un bref instant.
— Ils ne portaient pas grand-chose, intervint quelqu’un. Des pagnes ou des maillots de bain. Je crois que c’étaient des gardiens de médusas. »
Willis serra les mâchoires. Ce devait être une poignée de jeunes voyous désireux de s’affirmer, et ayant beaucoup trop de temps à perdre. Lorsque sa vedette d’interception s’arrêta au niveau de la tour de la Compagnie, elle sentit la fumée. Elle sortit du bateau et interpella les gardes :
— D’où sont-ils venus ? Et comment diable ont-ils réussi à échapper à votre vigilance ? Qu’ont-ils endommagé ? Pourquoi n’étiez-vous pas en train de surveiller ? Qui assurait le tour de garde ?
Les soldats ne savaient pas à quelle question répondre en premier. Les saboteurs étaient arrivés à la nage et avaient grimpé pieds nus le long des tours. Une explosion avait arrêté l’une des six pompes, mais les dégâts n’étaient pas graves. En fait, la bombe était probablement une diversion. La patrouille, désarmée par la gentillesse des gens du coin, avait sans doute baissé sa garde.
— Il semble y avoir une faille dans notre gestion de la sécurité. Les gens de Rhejak, on leur donne un doigt, et ils prennent le bras… Réparez cet endroit et remettez-le en ordre. Réveillez les équipes de la Compagnie et tous les ingénieurs qu’il vous faudra. Plus vite l’usine sera redevenue opérationnelle, moins grand sera l’impact des dégâts commis par ces imbéciles.
L’un des gardes conduisit jusqu’à elle un employé de la Compagnie. Willis se souvint de lui : Drew Vardian, le patron de l’usine. De grosses gouttes de transpiration ruisselaient de son front.
— Ce n’est pas le pire, dit-il. Ils savaient ce qu’ils faisaient. Ils ont pris deux retrieuses. (Il leva les bras au ciel.) Deux retrieuses !
— Ce mot ne me dit rien, monsieur Vardian. Expliquez-vous.
— Des éléments vitaux, absolument vitaux : les capteurs digitaux qui permettent de contrôler les systèmes de filtration et d’extraction. Ils séparent du reste les métaux et les composés chimiques que nous voulons. Sans les retrieuses, l’usine ne fonctionne pas.
— Excellente nouvelle, vraiment. Comment ces agitateurs savaient-ils quoi faire ?
— La Compagnie utilise de la main-d’œuvre indigène à temps partiel, quiconque veut gagner un peu d’argent en plus, en particulier les gardiens de médusas.
— Alors, ils ont simplement chipé ces machins de tri et se sont envolés dans la nuit ? On ne peut pas se lancer à leurs trousses ?
— Ils avaient des chaloups, amiral : de petits bateaux à rayon d’action limité, mais assez rapides pour s’échapper.
— Contactez le lieutenant Brindle. Je veux des images haute définition des environs. Amenez-moi deux Rémoras équipés de projecteurs. Nous allons à la pêche.
Willis mit de côté la sympathie qu’elle avait développée pour les Rhejakiens. Ils avaient abusé de sa confiance.
Les coupables s’avérèrent être trois jeunes hommes, dont le plus âgé n’avait pas dix-sept ans. Ils fonçaient à travers les canaux de corail dans un chaloup tous feux éteints, certains de ne pas être découverts. Mais depuis le ciel, les scanners des FTD les repérèrent grâce à leur chaleur corporelle et à celle de leur moteur, ainsi que par le métal contenu dans les retrieuses qu’ils avaient chargées à bord.
Deux Rémoras piquèrent avant de s’immobiliser au-dessus de leurs têtes dans un jet de leurs propulseurs, puis braquèrent un faisceau éblouissant sur le bateau en fuite. Les passagers s’assirent dans le bateau qui ballottait, et firent des gestes obscènes aux deux appareils de combat.
Pendant ce temps, sur l’eau, Willis téléchargea les coordonnées du chaloup dans l’autopilote de la vedette la plus rapide de la base, et partit à la poursuite des voyous. Comme elle approchait des faisceaux des projecteurs, elle observa les trois jeunes hommes à travers ses jumelles télescopiques.
— Oh, merde. Ils sont encore plus stupides que je ne croyais… Arrêtez-les !
Mais l’équipage des deux Rémoras se révéla incapable d’intervenir, et la vedette de Willis ne put s’approcher suffisamment vite. Coincés sur leur chaloup, les trois jeunes hommes se démenaient avec deux lourdes pièces de machinerie, chacune aussi grande qu’un baril de carburant. Sachant qu’il n’existait plus d’échappatoire, les gamins les balançaient par-dessus bord, dans les profondeurs. Un « plouf » avala la seconde retrieuse comme la vedette de Willis arrivait à portée des fugitifs.
L’amiral cria, emporté par la colère :
— Qu’est-ce que vous pensiez faire, bon sang ? Vous savez ce que coûte ce matériel ?
— Ce qu’il coûte ? Peut-être qu’il nous a rapporté quelques jours de liberté !
— Pourquoi devrait-on travailler, hurla l’autre, puisque vous allez envoyer toute la marchandise à votre saloperie de Hanse ?
Willis prit la radio et appela ses techniciens.
« Amenez des plongeurs. Il faut récupérer ces pièces. »
Le plus jeune des trois garçons semblait près de pleurer. Le chaloup pris au piège tanguait dans les vagues.
— On allait seulement cacher les retrieuses, jusqu’à ce que vous ayez appris la leçon. Regardez ce que vous nous avez forcés à faire ! Vous nous avez forcés à les jeter par-dessus bord !
— Je ne t’ai pas forcé à être un crétin, et je ne crois pas que tes parents non plus. Comme châtiment pour votre acte, il faudra plus que quelques jours de privation de sortie : la cour martiale et deux semaines de prison devraient vous apprendre le respect de l’autorité. (Elle fit un geste à l’intention de ses gardes.) Placez-les en détention et laissez le lieutenant Brindle s’occuper d’eux dans sa Manta. Pendant qu’ils poireauteront dans une cellule militaire, ils méditeront sur le fait que mon occupation a été fort pacifique… jusqu’à maintenant.
Elle grommela à l’adresse des garçons qui frissonnaient dans leur bateau :
— À cause de vous, je vais devoir changer mes plans.
Le lendemain, l’amiral exigea de voir Hakim Allahu ainsi que les responsables de la Compagnie rhejakienne, de l’exploitation corallienne et des fermes les plus importantes. Elle les fit aligner devant le baraquement qui lui servait de siège de commandement, comme des enfants à la réprimande.
— Cessons un peu ces bêtises, dit-elle. Vous n’aimez peut-être pas ce que fait le président, mais c’est vous qui l’avez provoqué. Que diable croyiez-vous qu’il arriverait en lui crachant ainsi à la figure ? Vous avez une sacrée chance qu’il m’ait envoyée, moi, au lieu de quelqu’un de bien pire. (Willis avait monté cette petite mise en scène pour que les hommes qui la regardaient aient le soleil dans les yeux.) Lorsque mes vaisseaux sont arrivés, je ne m’attendais pas à ce que vous les accueilliez avec des fleurs, mais au moins à ce que vous vous montriez raisonnables. Ne savez-vous pas à quel point je vous ai facilité les choses ? Si l’un des autres amiraux était venu, Rhejak serait sans doute un camp de prisonniers à l’heure qu’il est. Je croyais que nous vivions en bonne intelligence. À présent, quelqu’un pourrait-il m’expliquer l’absurdité qui s’est déroulée la nuit dernière ?
Drew Vardian, le visage encore empourpré, répéta :
— Absurdité ? Vous ne comprenez toujours pas ce qu’ont fait ces gamins ? Pour moi, c’est clair comme de l’eau de roche, alors même que c’est à moi qu’ils ont nui.
— Beaucoup de Rhejakiens les soutiendront, ajouta Allahu. Ne vous attendez pas à ce qu’on accepte sans broncher d’être envahis par vos brutes. Notre économie a déjà pâti de votre arrivée. Nous avons connaissance d’au moins neuf vaisseaux marchands que vos Mantas ont fait fuir.
— Vous ne valez pas mieux que des pirates, lâcha l’un des colons pêcheurs. Nous produisons de précieuses denrées, et vous venez ici avec vos vaisseaux de guerre pour nous rançonner.
Willis se mit en colère.
— Vos suppositions me paraissent bien osées, monsieur. Nous n’avons pas envoyé une seule cargaison sur Terre. En fait, personne n’a jamais essayé de négocier avec moi. Or, vous commencez à vous plaindre, et même à faire exploser l’une de vos propres usines. Cela a-t-il le moindre sens ?
De surprise, Allahu cligna des yeux.
— Vous dites que vous avez l’intention de payer les marchandises saisies ?
— Et à un juste prix ? ajouta le responsable de la Compagnie.
— Je dis, messieurs, que nous voici à un instant décisif. Vous m’obligez à prendre une résolution. Soit nous arrivons à un compromis, soit je sévis et mène cet endroit comme une académie militaire. À vous de choisir. Pouvez-vous garder votre population sous contrôle ? (Elle scruta leur visage.) J’avoue que j’aime assez cet endroit. Aussi, je détesterais le dénaturer. Je n’imposerai aucun changement drastique à moins que vous ne m’y forciez.
Ni Allahu ni les autres représentants ne surent comment réagir à son offre.
Willis soupira :
— Je vois que vous avez perdu votre langue. Laissez-moi commencer par quelques points. J’écouterai vos doléances et ferai tout mon possible pour assurer la paix. Tout d’abord, j’autorise de nouveau le commerce avec les Vagabonds ou qui bon vous semblera… seulement pour les marchandises non vitales. Vous pouvez vendre vos perles-de-récif et vos fruits de mer, une fraction de vos extraits de varech, ainsi que des métaux sans importance stratégique. Toutefois, la Ligue Hanséatique terrienne reste prioritaire sur tous les matériaux qu’elle jugera nécessaires. Et elle paiera tout ce qu’elle prendra : au prix de gros, bien sûr, ajouta-t-elle rapidement. Ces termes vous conviennent-ils ?
— Nous pouvons les accepter, dit Allahu en regardant ses collègues. Peut-être pas avec plaisir, mais c’est toujours mieux que d’être placés sous régime militaire.
Elle se tourna vers l’homme de la Compagnie.
— Mon équipe de plongée a récupéré les deux retrieuses. Monsieur Vardian, je vais avoir besoin de vous pour les nettoyer, les tester et les réinstaller.
— C’est du gâteau. Nous ne comptions pas que vous les retrouviez dans les eaux profondes si vite.
— Et moi, je ne comptais pas faire tout cela, mais il semble qu’il faille faire avec.
— Amiral, l’interrompit Allahu, comment allez-vous faire payer la Hanse pour ce qu’elle pourrait se contenter de prendre ?
— Elle m’a donné la direction de Rhejak, avec l’ordre de m’obtenir votre coopération. La décision me revient donc. Quel choix la Hanse a-t-elle ?