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Ridek’h l’Attitré d’Hyrillka
Après leur rencontre avec les faeros sur Hyrillka, les six croiseurs lourds de la Marine Solaire regagnaient tant bien que mal l’Empire. Ridek’h fixait son regard sur les étoiles qui s’étendaient devant eux, points étincelants sur fond d’ébène. Il manquait un croiseur à leur septe, tout comme il manquait un soleil à Ildira.
L’esprit des soldats vibrait encore du sacrifice de Jen’nh. Le septar n’avait pas hésité à immoler son croiseur pour permettre aux autres de s’échapper. Il l’avait fait pour Ridek’h. Mais ce dernier ignorait pourquoi il aurait mérité cela.
Le tal O’nh perçut le trouble du garçon.
— Nos priorités ont changé, mais vous restez l’Attitré, celui qui nous relie au Mage Imperator. Hyrillka vous appartient, comme ces vaisseaux.
— Hyrillka n’est plus rien. Tout le monde là-bas est mort.
— C’est pourquoi il est si important de rejoindre Ildira : pour informer le Mage Imperator et l’adar Zan’nh. Ils doivent se préparer à combattre les faeros.
Après leur évasion brutale d’Hyrillka, les croiseurs lourds s’étaient regroupés quelque part dans l’espace afin d’achever leurs réparations d’urgence. À présent, ils pouvaient enfin retourner sur la planète du Mage Imperator. Sur les écrans, les six soleils d’Ildira étaient les étoiles les plus brillantes. Ridek’h avait hâte d’être de retour au palais. Sain et sauf.
Autour des croiseurs, l’éclat de certaines étoiles s’intensifia. Elles bougeaient, tournoyant telles des flammèches dans un incendie. Elles s’approchèrent, grossirent…
Ce n’étaient pas des étoiles.
Le tal O’nh sonna aussitôt l’alarme, et ordonna à ses troupes de se rendre aux postes de combat.
— Les faeros ! Les faeros reviennent.
Ridek’h haleta.
— Mais nous avons utilisé nos propulseurs interstellaires. Comment peuvent-ils nous poursuivre ?
L’œil artificiel du vieux tal étincela dans la lumière qui envahissait les écrans.
— Ils n’avaient pas besoin de nous poursuivre. Rusa’h savait que nous avions l’intention de retourner sur Ildira.
— Comment pouvons-nous les combattre ? Nos armes ne se sont révélées d’aucune efficacité.
— Nous filons. À pleine accélération.
Il transmit l’ordre :
« Tous les vaisseaux : foncez vers Ildira ! »
La poussée plaqua Ridek’h contre la rambarde de la passerelle. Mais les bolides ignés s’avancèrent de partout à une vitesse phénoménale, refermant leur piège autour de la septe.
Quelque chose, provoqué par les faeros, changea tout autour d’eux. C’était comme si le jeune Attitré s’était soudain avancé au-dessus d’un abîme. Le thisme, qui les réconfortait sans cesse, venait de s’évanouir, coupé par Rusa’h et les faeros, de sorte que chaque Ildiran était à présent isolé. Les soldats du centre de commandement grognèrent de désarroi, et même O’nh chancela. Tous étaient désorientés de se retrouver séparés du réseau mental qui reliait les membres de leur espèce entre eux.
Sans en attendre l’ordre, l’un des six croiseurs pivota sur lui-même et plongea au cœur de la masse des faeros, dans une tentative pour s’échapper. Mais il lui fut impossible de survivre à la chaleur infernale. Sa coque fondit tandis qu’il se disloquait, se muant en gouttelettes de métal, quelques instants avant que ses réservoirs d’ekti explosent.
Avec la perte du croiseur, la luminosité des bolides augmenta, tel un incendie revigoré par une brassée de bois. Ridek’h chancela en songeant aux vies perdues, mais il ne ressentit pas l’élancement qu’il attendait dans le thisme. Un équipage entier avait péri, et il en avait été coupé ! En volant leur vie, les faeros avaient attrapé les rayons-âmes des infortunées victimes.
— Température de la coque en augmentation, annonça l’opérateur en chef des scanners.
Les flammes qui les encerclaient les obligèrent à s’arrêter. Un ellipsoïde ardent se porta au-devant du croiseur de l’Attitré, comme s’il savait que celui-ci se trouvait à bord.
Tâchant d’arborer un air de défi, O’nh se plaça face à l’écran. Tous les filtres étaient activés, bloquant la lumière excessive. Ridek’h dut faire un effort pour ne pas paniquer.
La paroi gazeuse du vaisseau faero bouillait comme un chaudron. Avec horreur, Ridek’h s’aperçut que les taches décolorées à la surface n’étaient pas dues à des écarts de température : chacune représentait un visage. Le visage hurlant d’une âme torturée, que les faeros avaient consumée. Le garçon refoula un cri.
Devant lui gisait l’étincelle de vie des scientifiques tués sur Hyrillka. Ainsi sans doute que l’ancien Attitré Udru’h, annihilé sur Dobro par les entités ignées. Avaient-elles également avalé les flâmes de l’équipage de la Marine Solaire qu’elles venaient de détruire ? Leur voracité semblait sans limites.
Ridek’h observa les visages hurlants sur les bolides, et sut que les faeros en avaient tué beaucoup plus. Combien de planètes de l’Agglomérat d’Horizon avaient-ils calcinées ? S’ils coupaient chaque fois leurs victimes du thisme, le Mage Imperator ne pouvait se rendre compte de l’étendue du désastre.
La voix tonnante de Rusa’h éclata à la radio :
« Les faeros ont besoin de vos flâmes. J’ai apaisé leur faim et les ai aidé à croître de nouveau grâce aux vies attachées à mon ancien thisme. À présent, je suis devenu assez puissant pour libérer les flâmes ildiranes partout où j’en trouverai. Y compris les vôtres. »
Les soldats du centre de commandement crièrent, puis hurlèrent de douleur. Leur chair se mit à rougeoyer, leurs os devinrent incandescents. Avec un ultime cri, l’équipage fut dévoré par un feu purificateur.
Ridek’h et le vieux tal étaient restés indemnes.
« Arrêtez ! Arrêtez ça ! » cria le garçon.
Mais le feu continuait à s’étendre. D’autres membres d’équipage s’évanouirent dans un éclair de chaleur. Mais pas le jeune Attitré, comme si Rusa’h n’avait pas l’intention de le toucher. À chaque console, les Ildirans s’enflammaient. La même chose devait se produire sur chaque croiseur.
« Pourquoi faites-vous ça ?
— Parce qu’il le faut », répondit Rusa’h.
Tout autour, les bolides ignés palpitaient, aspirant les flâmes libérées.
Tal O’nh se tenait à la rambarde, en fureur mais impuissant, tandis que ses soldats se consumaient spontanément. Les panneaux de commandes se mirent à fondre. Les derniers membres d’équipage disparurent dans une bouffée de fumée nauséabonde.
L’Incarné des faeros enfin rassasié parla de nouveau, et ses mots martelèrent le crâne du garçon tandis qu’ils grésillaient à la radio devenue folle :
« Toi, Ridek’h, je te laisse intact. Je veux que tu racontes ce que tu as vu à mon frère corrompu. Je veux qu’il sache exactement ce qu’il affrontera bientôt. Rien, pas même l’Empire ildiran, ne pourra m’arrêter. Je reviendrai pour toi quand tu seras prêt. »
Tal O’nh se répandit en injures contre l’écran. C’est à peine s’il discernait le visage de l’Attitré fou dans le feu aveuglant.
« La Marine Solaire te détruira ! Nous avons vaincu les hydrogues, et nous ferons de même avec les faeros ! »
Rusa’h ne se montra guère impressionné.
« Que le souvenir des faeros et de moi-même soit ta dernière et plus radieuse vision. »
Un éclat de lumière naquit devant le visage d’O’nh, une explosion fulgurante qui lui ravit son œil valide, et se réfléchit dans la prothèse de cristal qui emplissait son autre orbite. O’nh tituba en arrière, le visage brûlé et couvert de cloques. Sa gorge laissa échapper un grognement.
Seul dans son centre de commandement, Ridek’h se mit à hurler. Chacun des croiseurs avait grillé, tous les équipages avaient péri. Il ne restait plus que son mentor, et celui-ci était aveugle.
Enfin, les bolides s’écartèrent, pivotèrent et partirent, laissant Ridek’h et O’nh à la dérive, aveugles et impuissants dans le vide de l’espace.