12
Tasia Tamblyn
Aucune douche ne lui parut si merveilleuse, aucun déjeuner si délicieux, aucun vêtement si doux sur sa peau. Tasia était en vie, avec Robb, loin du purgatoire où les hydreux les avaient détenus.
Conrad Brindle, le père de Robb, transportait sur son vaisseau des FTD les prisonniers sauvés par Jess et le wental qui l’habitait. Après avoir déposé le groupe hagard sur l’avant-poste hanséatique le plus proche afin que l’on prenne soin d’eux, Conrad avait insisté pour que son fils revienne avec lui. Tasia avait quant à elle refusé d’être séparée de son ami et amant.
Tous deux s’abandonnèrent avec délices à la caresse de l’eau, utilisant à tour de rôle la salle de bains exiguë. Même lavé et habillé de frais, Robb ressemblait à un sauvage avec sa barbe rêche qui dardait de toutes parts, résultat d’années de captivité.
Habituée à la coupe réglementaire des FTD, Tasia avait l’impression que sa propre chevelure était elle aussi trop longue et rebelle. C’est pourquoi ils se coupèrent mutuellement les cheveux. Ce qui n’était qu’une corvée devint vite un jeu.
Puis elle rasa la barbe de Robb, redécouvrant le visage jeune et ardent dont elle était tombée amoureuse.
Quand ils se rendirent dans le cockpit pour montrer leur ouvrage, Conrad mit un long moment à se fendre d’un sourire.
— Je recommanderai dans votre dossier militaire qu’on ne vous réaffecte ni l’un ni l’autre à un poste de coiffeur.
— Ça fait trois ans que je n’ai pas été aussi présentable ! protesta Robb.
— Le plus triste, c’est que je te crois.
Alors qu’ils s’acheminaient vers la Hanse, Robb avait autant hâte d’obtenir des réponses à ses questions que de faire son rapport à ses officiers supérieurs. Tasia se sentait elle aussi hors du coup, et désirait surtout savoir ce qui était arrivé à sa famille. Depuis son engagement dans les Forces Terriennes, elle n’avait eu que très peu de contacts. Après ce que les Terreux avaient fait aux Vagabonds – et à elle –, la jeune femme n’éprouvait plus guère d’affection à leur égard.
En ouvrant les fichiers de navigation et en affichant le nuage d’étoiles voisin, elle se rendit compte que leur itinéraire passait non loin de la lune glacée de Plumas.
— C’est là que se trouvent les puits de ma famille. C’est juste sur la route. Vous pouvez me déposer là-bas.
— Votre devoir vous lie aux FTD, commandant Tamblyn, rétorqua Conrad Brindle. Notre priorité est de rendre compte sur Terre, ou du moins au premier avant-poste officiel que nous trouverons.
— Je suis parti des FTD depuis si longtemps que je ne sais plus à qui rendre compte, dit Robb.
— Moi non plus, renchérit Tasia. Ce dont nous parlons ici, c’est ma famille. (Elle redressa la tête pour toiser le père de Robb, comme s’il s’agissait d’une simple recrue.) Mon uniforme est peut-être en loques, mais je reste votre supérieur, lieutenant, si vous tenez à couper les cheveux en quatre.
Une expression outragée traversa brièvement le visage de Conrad. Robb préféra intervenir avant que les choses dégénèrent.
— Qu’y a-t-il de mal à ce qu’on s’arrête ici, papa ? Quelques heures, une journée… Les hydreux ont été vaincus, on mérite bien une petite perm’.
Conrad semblait avoir du mal à arrêter un jugement sur ces deux-là. Ils étaient très jeunes, et loin de constituer un modèle de discipline militaire.
— J’admets que vous avez bien agi lorsque vous êtes venue nous voir, ma femme et moi, quand nous pensions que Robb avait péri, finit-il par concéder à Tasia. Et votre frère Jess… a changé beaucoup de choses en ce qui me concerne. Il a été très clair sur les opérations de nos Forces Terriennes contre les Vagabonds, et il se pourrait bien qu’il ait raison. Il est possible de faire un petit détour.
L’engagement de Tasia l’avait coupée de sa famille. Voilà des années qu’elle n’avait plus remis les pieds chez elle : elle n’avait pas assisté son père sur son lit de mort, n’avait pas aidé Jess à gérer l’affaire du clan. À présent, elle se sentait excitée, mais aussi quelque peu intimidée. Chez elle. Parfois, les Vagabonds avaient du mal à saisir ce concept.
Le lendemain, cependant, lorsque le vaisseau de transport arriva sur Plumas, un mauvais pressentiment se mit à la tarauder. Conrad fit une révolution autour de la lune en scannant la surface de glace, à la recherche d’indices révélateurs d’usines ou d’habitations.
Tasia examina les images en haute définition des débris d’une tête de puits où les vaisseaux spatiaux venaient se ravitailler en eau. Là où il aurait dû y avoir un trafic intense, seuls deux petits vaisseaux se trouvaient à quai. Elle n’aperçut que trois des cargos géants qui faisaient naguère la fierté du clan Tamblyn.
— Merde, ça tombe en ruine, ici.
Après avoir atterri, ils enfilèrent une combinaison, progressèrent à travers la glace accidentée et sillonnée de traces de chenilles de véhicules lourds, puis atteignirent les installations de puisage. Robb suivait Tasia, tout excité de voir l’endroit dont elle lui avait parlé ; son père se montrait quant à lui plus réservé, et sa radio restait souvent silencieuse.
Tasia dut vérifier trois puits avant de découvrir un passage ouvert. Même si sa voix ne trahissait aucune inquiétude, son malaise s’intensifia. Un kilomètre en dessous, lorsque les portes du monte-charge s’ouvrirent en grinçant et que les jauges indiquèrent une atmosphère respirable, la jeune femme fit sauter son casque. Elle inspira l’air glacé, mais l’odeur n’avait rien d’habituel : un mélange de produits chimiques, de suie graisseuse et d’ozone, avec un arrière-goût de viande gâtée.
— Que diable s’est-il passé ?
On aurait dit qu’une tornade avait balayé la grotte. Des cavités marquaient l’endroit où deux des soleils artificiels enchâssés dans le plafond étaient tombés. La voûte ombreuse réfléchissait la lueur de l’unique soleil restant. Des morceaux de la croûte avaient chu dans la mer souterraine, laissant des fissures d’un noir sinistre.
— Nous sommes chez toi, répondit Robb. À toi de me le dire.
Robb scruta les environs. Un gros générateur fonctionnait, fournissant de l’électricité à des dispositifs d’éclairages portatifs fixés à des bâtiments calorifugés.
— Ohé ! il y a quelqu’un ?
Des voix interloquées s’élevèrent de l’une des casemates, et trois hommes sortirent en se bousculant. Tasia reconnut ses oncles Caleb, Torin et Wynn. L’ahurissement qui se lisait sur leur visage la fit éclater de rire.
— Que voilà un piètre trio de défenseurs !
La bouche de Caleb bâilla sous l’effet de la surprise.
— Tasia ! Ma chérie, où étais-tu passée ?
Engoncée dans sa combinaison, elle laissa tomber son casque et les étreignit l’un après l’autre.
— Les puits étaient en bien meilleur état lorsque je suis partie. Je devrais vous flanquer à la porte ! C’est toujours mon affaire familiale.
— Notre affaire, rectifia Torin. Nous sommes tous du clan Tamblyn.
— Quelqu’un va-t-il nous dire ce qui s’est passé ici ? demanda Conrad.
Les trois oncles toisèrent avec méfiance les uniformes des FTD. Tasia agrippa le bras décharné de Caleb.
— Tu ferais mieux de nous inviter dans votre casemate, histoire pour nous de goûter un peu à l’hospitalité vagabonde – ou au moins nous proposer des barquettes de nourriture –, et de m’informer de la situation.
À l’intérieur, après que tous se furent présentés, les trois hommes racontèrent qu’un wental impur avait possédé le cadavre de Karla Tamblyn, tué leur frère Andrew et presque détruit les puits. Jess et Cesca avaient pu les sauver. Tasia, muette, essaya d’assimiler cette invraisemblable histoire. Sa mère ? Elle était morte congelée dans une crevasse alors que Tasia était encore fillette. Toutefois, elle avait vu Jess secourir ses compagnons prisonniers des hydreux, de sorte qu’elle ne doutait pas de leur récit. Elle avait manqué tant de choses ! Robb perçut sa gêne et lui frotta les épaules. Elle toucha sa main avec reconnaissance.
— Avez-vous des nouvelles de la Hanse ? les interrogea Conrad, plus pragmatique. Que s’est-il passé depuis la défaite des hydrogues ? Il nous est venu certaines histoires aux oreilles…
— Certaines histoires contradictoires, l’interrompit Robb.
Wynn se renversa sur sa chaise, l’air renfrogné.
— Par le Guide Lumineux, personne ne sait exactement ce qui s’est passé. J’ai entendu dire que les hydreux n’étaient plus un problème, et que l’on pouvait recommencer sérieusement l’écopage d’ekti. Ce qui signifie que les clans vont avoir plus que jamais besoin de l’eau de Plumas… alors que nos installations sont en ruine !
— C’est sûr pour l’écopage, mais qui sait ce que vont devenir les Vagabonds avec ce remaniement du gouvernement de la Hanse ? ajouta Caleb. Je vais rester ici, et nettoyer jusqu’à ce que tout soit nickel.
— Quel remaniement du gouvernement ?
Conrad se tourna vivement vers son fils.
— Nous devons retourner sur Terre.
— Oh, pas sur Terre, rectifia Torin. C’est Theroc qui est le nouveau siège du gouvernement, de la Confédération. Le roi Peter et la reine Estarra ont transféré la capitale là-bas, afin que les clans de Vagabonds, les colonies hanséatiques et les Theroniens forment un gouvernement unifié.
— Il était grand temps que ça change, ajouta Wynn.
Conrad demanda :
— Mais le général Lanyan ? et le président Wenceslas ?
— Dernièrement, on n’a guère entendu parler de la Terre, répondit Torin. Elle est marginalisée depuis que l’autorité s’est déplacée sur Theroc.
— En attendant, dit Caleb, tous les trois, on s’évertue à rassembler les morceaux. Jusqu’à ce qu’on puisse faire revenir les équipes de travail. (Il leva les sourcils.) Mais si vous traînez dans les parages, on vous trouvera volontiers du boulot. La réinstallation des pompes, la réparation des puits, ce genre de choses… Pensez à la sécurité de l’emploi.
Sa proposition tentait beaucoup Tasia, et Robb semblait vouloir rester, lui aussi. Mais Conrad se cabra :
— Nous sommes encore des membres des Forces Terriennes de Défense. Tous les trois. Nous devons remettre notre rapport et attendre nos ordres.
D’un air contrit, Tasia opina.
— Il a raison, dit-elle à ses oncles.
Puis elle coupa l’herbe sous les pieds de Conrad :
— On ferait mieux d’aller sur Theroc et d’informer le roi Peter. Parler plutôt à Dieu qu’à ses saints, voilà ce que je dis.