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Orli Covitz
Orli et le groupe d’évadés couraient pêle-mêle à travers la poussière piétinée et les champs dénudés. Ils laissaient derrière eux la colonie et le tumulte de l’échauffourée entre les robots noirs et les Klikiss. La jeune fille doutait qu’à présent que le spécex s’était engagé dans la lutte pour sa ruche beaucoup de créatures restent dispersées dans la campagne. Encore courir, encore fuir, songea-t-elle.
— Je me souviens d’un endroit qui nous offrira un abri jusqu’à la nuit, indiqua M. Steinman. En se forçant un peu, il est possible d’atteindre la planque de Davlin d’ici à demain soir.
Dans le groupe d’une vingtaine de fuyards, dont sept enfants et deux compers, certains commencèrent à gémir.
— Même si nous arrivons à atteindre la caverne, qu’arrivera-t-il ensuite ? demanda Crim Tylar. On se contentera de se cacher ?
Il paraissait éperdu après avoir laissé sa femme derrière lui. D’autres avaient des inquiétudes du même genre :
— Combien de temps va-t-on subsister à l’extérieur sans provisions ? Quelques jours ? On ne peut pas vivre comme ça.
— On va vivre un jour de plus, dit le maire Ruis d’un ton d’absolue conviction. Ensuite, on avisera.
La voix enjouée de DD s’éleva :
— Il faut avancer un pas après l’autre. Trop de pas trop vite, et l’on risque de trébucher.
Il marchait, infatigable, au côté d’UR. L’Institutrice s’efforçait d’empêcher les enfants sous sa garde de se disperser et les poussait en avant. Parfois, elle et DD portaient les plus petits. Les adultes du groupe les relayaient également.
Chaque pas les éloignait de la colonie et les enfonçait dans la campagne sauvage, où l’on pouvait sans peine les repérer.
— J’espère que les robots noirs ont causé de sérieux dégâts à la ruche, dit DD. Et ce serait bien si Sirix était détruit.
— J’espère sacrément qu’ils se sont tous entre-tués, lança Crim. À cette minute, ça me ferait plaisir. (Il scruta le fusil que portait M. Steinman.) Vous êtes sûr de savoir comment ça marche ?
— On vise et on tire. C’est ça ?
— J’aurais préféré que vous ayez plus d’expérience en la matière.
Après trois heures de marche d’un pas vif, M. Steinman les mena jusqu’à un massif de rochers aussi gros que des maisons. Lorsque les évadés y arrivèrent, Orli était vidée. Las et terrifiés, les enfants se laissèrent choir sur le sol. La plupart pleurnichaient. Orli s’accroupit à leurs côtés, posa son sac et sortit son synthétiseur. Elle songeait à leur jouer une berceuse, dans l’obscurité qui tombait. Dans son sac, elle trouva quelques barres de céréales. Elle les émietta et les partagea avec les enfants.
— Merci, Orli Covitz, dit l’Institutrice, impressionnée.
DD se tenait comme un soldat de plomb, en sentinelle. Les évadés s’installèrent sans guère de discrétion. M. Steinman posa son fusil contre un rocher.
— Un petit somme me fera du bien, lança-t-il en faisant craquer ses doigts derrière sa nuque.
— Quelque chose ne va pas, dit DD. Je détecte des bruits insolites.
Tous entendirent des grattements sourdre des fentes entre les rochers du talus.
— Une foutue bestiole ! cria Crim en sautant sur ses pieds.
Un éclaireur klikiss, plus petit qu’un guerrier mais tout aussi dangereux, émergea d’une anfractuosité, près des enfants. Garçons et filles se mirent à hurler en sautant en arrière et en trébuchant sur les rochers. DD attrapa un gamin de neuf ans et le tira de côté.
Le Klikiss fit claquer ses membres antérieurs en dents de scie. M. Steinman tenta d’empoigner son fusil, mais l’insecte le repoussa d’un coup brutal. Ses ailes produisaient un bourdonnement de menace. Le maire Ruis lui jeta un caillou, qui rebondit sur son exosquelette cuirassé.
Avant que le Klikiss ait pu fondre sur les enfants, UR se dressa devant lui.
— Tu ne les blesseras pas !
De l’un de ses membres antérieurs, la créature lui assena un coup qui aurait coupé un être humain en deux. Malgré le choc, le comper Institutrice ne broncha pas. Ses bras gainés de polymères empoignèrent la pince et, prenant appui contre la carapace de chitine, l’arrachèrent d’un mouvement tournant. Le monstre siffla ; il saisit le bras droit d’UR entre deux autres de ses membres recourbés, tira et arracha… Le comper tituba, son moignon laissant échapper des liquides et des étincelles. Le Klikiss lui donna un coup frontal, et UR dévala les rochers pendant que DD courait vers elle pour tenter de la secourir.
Orli ne réfléchit pas plus d’une seconde. Elle n’avait plus rien à perdre. Ses doigts tâtonnèrent jusqu’à trouver le bouton d’allumage de son synthétiseur. Elle se mit à jouer une mélodie de son invention qu’elle connaissait bien. La musique s’éleva des haut-parleurs intégrés au clavier souple, inattendue au milieu du tohu-bohu.
À l’écoute de ces sons étranges, le Klikiss s’immobilisa, sa tête pivotant et frémissant afin de déterminer leur source. M. Steinman pointa son arme et tira. Le projectile transforma la tête de la créature en pulpe verdâtre, et le corps cuirassé s’effondra en tressautant dans la poussière.
Les évadés se reprirent peu à peu. Frissonnant, ils aidèrent UR à se remettre debout. DD paraissait plus bouleversé que le comper Institutrice qui semblait abasourdi et désorienté. DD parla d’un ton faussement assuré, pour rassurer autant les enfants que l’autre comper :
— Les dégâts ne sont pas irréparables. Aucun système vital n’a été touché, et sa mémoire est intacte. Je peux stopper la fuite et colmater les circuits endommagés. Ça va aller, UR.
— Tu as réagi vite, Orli, dit Ruis qui semblait au bord de la nausée. Voilà un moyen de défense tout à fait étonnant.
La jeune fille avait elle-même du mal à y croire.
— Ça m’a paru la seule chose à faire. C’est Margaret qui me l’a suggéré.
— Navré de vous dire ça, vous tous, intervint M. Steinman, mais il faut reprendre la route tout de suite. À cause de cet éclaireur, le spécex nous a vus.
— Super, vraiment super, grommela Crim en soulevant le bras tranché de l’Institutrice. Fichons le camp d’ici.