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Sarein
Avant la guerre, des guides en costume pittoresque escortaient des hordes de touristes dans le Palais des Murmures, et la galerie des portraits constituait l’une des haltes les plus populaires. Les guides racontaient des histoires sur chacun des Grands rois : Ben, George, Christopher, Jack, Bartholomé, Frederick… et Peter.
En raison des mesures de sécurité accrues, on avait interdit l’accès à la galerie. Puis le président Wenceslas avait fait arrêter les visites du palais tout entier, en le déclarant zone de sécurité :
— Nous avons mieux à faire que de nous occuper de touristes. Avec tout le travail urgent qui attend, les citoyens loyaux ne devraient pas gaspiller leur temps en vacances.
Ces mesures de rétorsion offraient toutefois à Sarein un endroit idéal pour rencontrer l’adjoint Eldred Cain. Tous deux savaient qu’il leur fallait discuter d’une question que Sarein n’avait jamais osé évoquer à haute voix : Que faire au sujet de Basil ?
Après le meurtre de Nahton, elle vivait dans la peur, certaine que Basil découvrirait un jour comment elle avait poussé le prêtre Vert à envoyer un avertissement aux Theroniens. Les gardes royaux avaient commis soit une faute grave, soit un acte de trahison en laissant le prêtre Vert sortir, de sorte que les soupçons pointaient sur le capitaine McCammon.
Heureusement, Cain avait devancé les investigations de Basil. Le tableau de service avait été trafiqué, et l’on avait changé le nom de l’homme assigné au poste de garde. La falsification apparaissait clairement, donnant l’impression qu’un imposteur s’était glissé dans le palais dans l’unique dessein de libérer Nahton. Ce plan jouait sur la paranoïa du président. Ce dernier avait effectivement fait fouiller le labyrinthe des corridors ainsi que les salles en quête d’agents infiltrés. Comme prévu, la chasse à l’homme n’avait rien donné.
Mais Sarein savait que le problème ne ferait qu’empirer.
Après le départ de Rlinda Kett, l’adjoint avait attendu Sarein dans la longue salle. Les mains jointes derrière le dos, il contemplait les traits empâtés de George, Frederick à la longue barbe, Jack aux cheveux roux et les autres.
— Il manque quelque chose à cette exposition, ne trouvez-vous pas ?
Le vide sur le mur frappa Sarein. Le tableau de Peter n’avait figuré là que quelques années jusqu’à ce que le président ordonne qu’on le décroche.
— Croit-il effacer de l’existence le roi Peter et ma sœur par le seul fait de retirer leur portrait ?
— Le président croit que les perceptions gouvernent la réalité. Les gens croiront sa version des événements en fonction de l’histoire, du ton et des mots qu’il aura choisis. Et il pourrait bien s’en convaincre lui-même, si la fiction lui plaît…
Cain arpenta la galerie. L’architecte avait prévu beaucoup d’espace au mur, en supposant qu’il y aurait une longue succession de Grands rois.
— Remarquez qu’il n’a jamais non plus placé le portrait de Daniel. Il en avait fait exécuter un d’urgence, pour le remiser dans une chambre forte. Je doute qu’il se retrouve un jour accroché ici.
— Daniel aurait fait un très mauvais monarque.
— Les choix du président ne se sont pas toujours révélés sages. Vous noterez qu’ici… (il pointa le doigt juste à côté du portrait du Vieux roi Frederick)… il n’y a aucune trace du prince Adam. Il a disparu, à la fois de la face de la Terre et des livres d’histoire.
— Le prince Adam ?
Sarein n’avait jamais entendu parler de lui.
— Le candidat sélectionné avant Peter.
— Basil… s’est débarrassé de lui ?
— Il voulait faire de même avec Peter. Voilà pourquoi il a pris tant de soin à garder l’existence du prince Daniel secrète avant d’être obligé de le révéler. Il aime garder sa liberté de choix.
— Basil entraîne quelqu’un d’autre sans m’en avoir parlé.
Alors que nous étions si proches ! songea-t-elle. Le président ne voulait plus coucher avec elle ; il ne voulait plus ni de sa compagnie, ni de ses conseils.
— Je n’en sais pas plus que vous, dit Cain. Il est vraisemblable que le candidat secret sera couronné roi avant même d’avoir été présenté comme prince. On s’attendrait à ce que l’adjoint du président soit au courant, ou du moins qu’il ait été averti d’une affaire de cette importance. Mais le président n’a rien dévoilé de son jeu.
Le cœur de Sarein se serra. L’homme qu’elle avait tant admiré, dont elle était tombée amoureuse, n’était plus la même personne. Elle se rappelait les légendes des rois qu’elle regardait en cet instant, des légendes qu’on enseignait à l’école. Une fois, Basil l’avait amenée visiter la galerie. Il lui avait livré ses impressions, expliqué les défauts et les erreurs de chacun des monarques. Il voyait si facilement la faiblesse d’autrui.
Une porte donnait sur une salle de conférences qui n’avait jamais fait partie de la visite du Palais des Murmures. Celle-ci abritait les portraits des dix-sept présidents de la Hanse qui avaient servi au cours des deux derniers siècles. Basil avait été tout aussi prompt à critiquer ces hommes et ces femmes.
— Savez-vous que je possède ma propre collection d’art ? dit soudain Eldred Cain. J’aime particulièrement l’œuvre du peintre espagnol Vélasquez.
Elle se demanda pourquoi il parlait peinture alors qu’ils avaient des décisions difficiles et dangereuses à prendre : n’auraient-ils pas à renverser le président ? Était-ce possible ? La Hanse se trouvait dans une situation désespérée.
— Jadis, j’ai eu une compagne, Kelly, dit-il d’un ton songeur. Très belle, mais exigeante du point de vue émotionnel. Mon travail est important. Il influe sur la vie de nombreuses personnes. Dans les rares occasions où je n’ai pas de problème grave qui m’occupe, je veux seulement me détendre et jouir de mes œuvres d’art. J’aime les étudier en silence, imaginer ce que Vélasquez lui-même pensait lorsqu’il peignait.
» Kelly affirmait qu’elle me comprenait. Toutes mes partenaires le prétendaient, au début… et puis elles voulaient discuter, partager leurs émotions, passer du temps auprès de moi. (Il laissa échapper un long soupir.) Tout ce que je demandais, c’était quelques instants de méditation et de paix. Mais Kelly est devenue hystérique. Elle disait que j’étais distant, que je ne lui donnais pas une attention « à la mesure de ses besoins ». (Il haussa les épaules.) Je suis seul à présent, et ma rupture m’a laissé des cicatrices.
Sarein se souvint d’une alarme qui s’était déclenchée six mois plus tôt, un rapport bizarre au sujet de quelqu’un qui avait « perdu les pédales » dans les appartements de Cain.
— Je ne vous aurais jamais catalogué comme un grand benêt au cœur brisé, monsieur Cain.
— Oh, non. C’est seulement que la versatilité des émotions me déconcerte. À ce jour, je ne sais pas au juste ce qui a déclenché la crise de Kelly. Dans sa pitoyable tentative pour attirer mon attention, elle a tenté de détruire mes tableaux. Mes tableaux ! Bien entendu, j’ai activé mon code de sécurité. Ce n’était pas beau à voir, mais nécessaire.
Sarein imaginait fort bien la célérité avec laquelle une armée de gardes avait dû « neutraliser la menace ».
— J’ai donné des instructions pour que l’on installe Kelly sur un autre continent. Puis je me suis assis afin de contempler mes peintures. Me calmer m’a pris le reste de la nuit, mais ma décision a été salutaire.
En écoutant cette histoire, Sarein s’avisa que Cain, à sa manière subtile, n’avait pas changé de sujet. Il parlait de Basil Wenceslas. Un frisson glacé dévala son échine, comme si quelqu’un l’observait. Elle se retourna. Aussitôt, un sentiment de culpabilité l’assaillit lorsqu’elle aperçut le président dans l’embrasure de la porte, le front plissé d’une ride de mécontentement. Depuis combien de temps les surveillait-il ? Elle trembla en se demandant s’ils avaient tenu des propos compromettants.
— J’ai demandé au capitaine McCammon de vous trouver, dit Basil. Il m’a dit qu’il ignorait où vous étiez. (Il émit un bruit de dégoût.) Chaque jour, les compétences de cet homme m’impressionnent de moins en moins. (Il posa un regard peu amène sur les portraits.) Que faites-vous là ? Pourquoi parlez-vous ensemble ?
Sarein se sentit prise au piège. Le président allait supposer qu’ils complotaient contre lui ! Elle retint son souffle afin de ne pas se répandre en piètres excuses.
De son côté, Cain resta imperturbable. Apparemment, il savait que le président les écoutait, c’est pourquoi il avait si habilement changé de conversation.
— Nous discutions des rois du passé et de ceux de l’avenir. J’évoquais également ma collection de Vélasquez.
— C’est tout ce dont vous parliez ? Vous êtes sûrs ? lança Basil, avec dans le ton comme une pointe d’accusation.
— Monsieur le Président, vous êtes le chef de la Ligue Hanséatique terrienne. Vous avez assurément mieux à faire que de gérer deux de vos loyaux conseillers ?
Les doutes continuaient visiblement à affecter le président, mais Cain l’avait orienté sur l’un des quelques sujets auxquels il réagissait toujours. Il le regarda avec patience.
— Vous aviez besoin de quelque chose, monsieur ?
— Je voulais savoir où vous étiez.
— Souhaites-tu te joindre à moi pour dîner, Basil ? demanda Sarein.
Un bref espoir l’étreignit. Une dernière chance, peut-être…
— Non. J’ai du travail.