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Jess Tamblyn
Après avoir conseillé le roi Peter et la reine Estarra sur la politique clanique des Vagabonds, Jess et Cesca avaient quitté Theroc. À présent, le Bras spiral tout entier s’offrait au plaisir de la découverte.
Jess était tout excité de se retrouver de nouveau seul avec sa femme. Ils avaient l’occasion de redéfinir non seulement leur amour mutuel, mais aussi leur raison de vivre. Ils volaient tranquillement à travers le vide de l’espace, sans avoir besoin de carburant ni de nourriture. L’énergie des wentals leur suffisait.
— Nous ne sommes plus des personnes ordinaires, Jess, dit Cesca. Nos actes pourraient avoir une grande portée. Par le Guide Lumineux, quelle voie allons-nous suivre ?
— Avant d’envisager une décision, laisse-moi te montrer ce dont nous parlons. (Il lui sourit.) Notre nature exacte.
Sachant ce qu’ils y trouveraient, le jeune homme mena leur vaisseau jusqu’à une géante gazeuse battue par les tempêtes. Les bandes nuageuses couleur rouille semblaient aujourd’hui faire des nœuds. Cesca reconnut Haphine. Mais l’apparence globale de ce monde avait changé depuis la dernière fois qu’elle était venue, seulement un mois plus tôt.
— Pourquoi cet endroit ? Je croyais que les hydrogues avaient été vaincus.
— Ils l’ont été. Tu les as vaincus.
— Bon, les wentals m’ont assez bien aidée.
Leur vaisseau-bulle plongea dans les brumes de plus en plus denses, et Jess perçut l’écho diffus des entités aqueuses qui imprégnaient les nuages. Il sut également que Cesca les sentait de son côté. Les wentals réagirent, se connectant à eux depuis leur vaisseau jusqu’à la moindre de leurs cellules. Haphine avait naguère été un bastion hydrogue, mais Jess ne sentait plus aucune énergie néfaste dans les parages. Les créatures des abysses gazeux avaient été refoulées.
Ils s’enfoncèrent dans les nuées. Les immensités de la géante gazeuse les entouraient, et Jess commença à ressentir un froid. L’atmosphère de Haphine avait un volume plusieurs fois supérieur à celui de la planète tellurique la plus massive, et était infiniment plus vaste que n’importe quelle zone colonisée par les Vagabonds. Aucun humain ne vivait nulle part sur la planète. Il n’y avait pas non plus de station d’écopage vagabonde, ni de colonie sur les lunes dispersées.
Enfin, ils tombèrent sur une métropole hydrogue : une grappe de dômes et de segments sphériques pareils à des joyaux enchâssés en nid-d’abeilles, reliés selon une étrange géométrie. Les formes entrelacées aux couleurs brillantes avaient été façonnées par les créatures des abysses gazeux à une profondeur où la pression aurait écrasé n’importe quelle matière organique. Jess avait déjà vu ces endroits.
— Toutes les géantes gazeuses abritent beaucoup de ces villesphères…
Mais celle-ci était déserte. Morte, détruite. Les dômes étaient disloqués, et la plupart des parois cristallines rongées par les acides wentals.
— Les wentals ont fait ça ? demanda Cesca, stupéfaite.
— C’est nous, en les amenant jusqu’ici.
— Les hydrogues nous ont attaqués. Ils ont commencé la guerre.
— Mais ce conflit date de bien avant, et cette fois ils ont perdu. Les hydrogues sont toujours là, exactement comme les wentals qui n’ont pas été totalement anéantis lorsqu’ils ont perdu la dernière fois. Mais l’équilibre s’est modifié.
Le vaisseau d’eau et de nacre fit le tour de la villesphère en ruine. Jess et Cesca contemplaient le spectacle.
— Le pouvoir des wentals a causé ce désastre, poursuivit-il. Tous les deux, nous avons celui de faire autre chose. (Il la toucha, et perçut le fourmillement à travers sa peau.) Nous pouvons construire au lieu de démolir, créer au lieu de détruire.
À peine avait-il prononcé ces paroles qu’il sut que Cesca imaginait déjà les possibilités qui s’ouvraient à eux.
— Sans aucun doute, Jess. Où allons-nous d’abord ?
Leur vaisseau fit un dernier tour de la ville hydrogue.
— Sur Plumas, bien sûr.
La lune de glace luisait dans la lointaine lumière stellaire, sa surface congelée illuminée par les feux délimitant les zones d’atterrissage. Les fréquences utilisées par les Vagabonds débordaient de conversations entre les vaisseaux-cargos, les équipes de maintenance et les mineurs. Jess vit que les pompes avaient été reconstruites et que les dômes de transbordement, les postes d’arrimage et les sas étaient à présent illuminés. La croûte de glace montrait les traces et les marques de fonte induites par l’augmentation du trafic. Mais il savait qu’au fond des puits ce serait une tout autre histoire. Sa mère – non, le wental corrompu qui possédait le corps de sa mère – avait causé tant de dommages…
Sous le kilomètre de plafond, ils trouvèrent Caleb, Wynn et Torin Tamblyn. Leurs techniciens, empruntés aux chantiers d’Osquivel, peinaient avec leur équipement de seconde main. Les oncles de Jess glapirent lorsqu’ils virent émerger le couple de la paroi de glace d’un blanc sale.
— Te voilà revenu jeter un coup d’œil à la pagaille, Jess ? demanda Wynn.
— Je suis venu faire quelque chose.
— Un peu d’aide est toujours bienvenue, dit Caleb en posant ses mains sur ses hanches, les yeux rivés sur le chantier comme s’il en était le responsable. Tu aurais dû entendre Denn Peroni se plaindre de ce que ses techniciens avaient mieux à faire. Mais je lui ai rappelé certaines faveurs qu’il me devait.
— Où est mon père ? demanda Cesca avec un regard circulaire, dans l’espoir de l’apercevoir.
— Il est en négociations commerciales sur Ildira. (Caleb leva les mains pour montrer l’étendue des dégâts.) Je me demande bien pourquoi il a voulu se rendre au Palais des Prismes, avec son soleil et ses banquets, alors qu’il pourrait être ici, avec tout ça.
Les hommes d’Osquivel étayaient les parois craquelées et abîmées au moyen de poutrelles en alliage, fabriquées à l’origine pour servir d’armature aux vaisseaux spatiaux. L’air souterrain n’avait pas été filtré des fumées de combustion. Des pans décolorés de la paroi avaient été décapés jusqu’à virer à un blanc miroitant, tandis que des équipes de forage s’attelaient à redresser les tuyaux.
Jess leva les yeux vers les poutrelles installées récemment. C’était comme si lui et Cesca ressentaient les fractures dans leurs os.
— Ces stabilisateurs ne sont qu’un bandage pour les fissures qui courent à travers le plafond.
— Voilà tout ce dont on dispose.
— Nous pouvons réduire votre charge de travail.
Jess prit la main de Cesca. Chaque fois qu’ils se touchaient, ils avaient l’impression de boucler un circuit électrique. La jeune femme dit aux ouvriers de Plumas :
— L’équipement et les machines sont votre affaire, mais la glace et l’eau relèvent de notre domaine.
Jess leva les bras, et l’énergie chatoya au bout de ses doigts.
— Les wentals ont accepté de se diffuser dans les molécules d’eau et d’habiter la glace, afin de nous permettre de refaçonner cet endroit comme il doit l’être.
Les frères Tamblyn se regardèrent d’un air hésitant.
— Tu n’as pas dit que les wentals risquaient de le contaminer ? demanda Wynn. Notre entreprise consiste à pomper l’eau. En ce qui nous concerne, il ne faut pas qu’elle soit… vivante, pleine d’énergie.
— Les wentals m’ont assuré qu’ils pouvaient contenir leur expansion, puis se retirer une fois que nous aurions fini. Ils ne changeront pas cet endroit comme ils nous ont changés, Cesca et moi.
— Très bien, dit Caleb. Si tu en es sûr, je t’en prie. Si tu nous fais gagner plusieurs mois de travail, qui serions-nous pour nous plaindre ?
Jess sentit les wentals accumuler de l’énergie en vue de la besogne à accomplir. Cesca et lui savaient quoi faire chacun de leur côté, et se répartirent les tâches. Lorsqu’il lâcha la main de sa compagne, la puissance qu’il recélait ne diminua pas. Il marcha sur la corniche qui bordait l’océan souterrain, s’agenouilla sur le rivage gelé, et plongea un doigt dans la mer glaciale. Des vrilles d’énergie se déroulèrent, comme pour former quelque ébauche de sculpture ou de peinture d’artiste. Il dressa des voiles liquides qui restaient en suspension, miroitants, à l’endroit exact où il les plaçait.
Depuis les abysses où les soleils artificiels ne pouvaient pénétrer, il fit remonter des courants intouchés depuis des lustres. Il perçut la pulsation vivante des nématodes que Karla Tamblyn avait dirigés, mais le cerveau primitif des créatures n’avait gardé aucun souvenir de l’attaque. Il les sonda au moyen de ses sens wentals, mais ne les contamina pas, ni ne les blessa.
Cesca se dirigea vers le mur le plus proche, pressa ses paumes contre la glace, et libéra son pouvoir. La glace s’écarta à l’échelon moléculaire, laissant le bras de la jeune femme s’enfoncer jusqu’à l’épaule. Un scintillement se répandit autour de sa main telles les rides à la surface de l’eau d’un bassin, tandis que les wentals se déversaient dans l’épaisseur de la glace, en quête des failles et des fêlures, afin de refermer les fissures, à la manière d’un chirurgien suturant une incision.
Jess puisa encore de l’eau de mer et l’utilisa comme du mastic pour remplir les trous béants laissés par les explosions de Karla, et pour renforcer le rivage afin que les pompes puissent être installées sur un sol dur.
Puis il créa des colonnes de soutien depuis le plafond à la manière de stalactites, et sur le sol à partir de l’eau océanique. Il les congela pour former des piliers à volutes aussi beaux que fonctionnels. Le jeune homme et Cesca lissèrent les parois grossièrement taillées, et remirent d’aplomb les conduits des monte-charge. Ils ancrèrent des armatures lourdes au plafond, destinées à accueillir de nouveaux soleils artificiels.
Les frères Tamblyn et les travailleurs spationavals durent s’écarter à la hâte pour ne pas être balayés au cours de la reconstruction éclair. Ce qui aurait exigé des mois voire des années au personnel vagabond, Jess et Cesca l’accomplirent en moins d’une heure.
Vibrants d’énergie, tous deux reculèrent pour vérifier le résultat. Les parois et le plafond de la caverne palpitaient d’énergie. Wynn et Torin se tenaient tous deux bouche bée, au point que Jess n’avait jamais vu les jumeaux arborer une expression si semblable. Caleb restait quant à lui sceptique, comme s’il était certain que quelque chose allait clocher, en dépit de la perfection alentour.
Les wentals semblaient répugner à quitter leur nouvel habitat. Ils avaient gagné de la force, et même du plaisir en se diffusant dans la lune de glace.
— Il est temps de vous retirer, dit Jess.
— Nous le savons.
Tout à coup, il sentit l’énergie refluer en lui. La phosphorescence s’écoula hors des murs, des piliers étincelants, des profondeurs de l’océan. Le prodigieux scintillement quitta la lune de glace, qui revint à la normale.
Jess laissa échapper un long soupir. Cesca passa ses bras autour de son cou et l’étreignit.
— C’était une bonne journée de travail.