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Le général Kurt Lanyan
Le monde bucolique d’Usk était aussi agréable, paisible et vulnérable que le président l’avait laissé entendre. Et de ce fait, le général Lanyan se sentait obligé de se montrer aussi dur que possible. Aucune mise en garde, aucune pitié, seulement des résultats. Le pogrom serait une incitation radicale à rentrer dans le rang pour les petites colonies exposées. Lanyan devait procéder de façon que cela ait l’air aussi sale que possible… Ce qui signifiait que cela le serait.
Il ne doutait pas qu’il ferait des cauchemars longtemps après. Même s’il n’avait pas émis d’objections, il n’aimait pas cette mission. Le président Wenceslas allait assurément trop loin. Mais cela était le moindre de deux maux, et permettrait à Lanyan de recouvrer son honneur et l’influence sur le cours des événements qu’il avait perdue. En outre, c’était toujours préférable à un nouvel affrontement avec les Klikiss.
Alors que le Jupiter surgissait au-dessus de la colonie sans défense, le Pèrarque se tenait sur le pont, les yeux rivés sur un écran. C’était un homme qui économisait ses mots. Il se montrait généralement réticent à proférer des paroles qui n’avaient pas été rédigées à l’avance. Lanyan avait aperçu ses carnets de notes et ses papiers couverts de conseils.
— Le peuple d’Usk a péché au-delà de toute possibilité de pardon. Tout ce qui peut le racheter à présent est l’exemple qu’il offrira. (Il sourit dans sa grande barbe blanche.) Et il servira très bien à cet effet.
Des centaines de transports de troupes s’élancèrent, bourrés de soldats. Des escadres de Rémoras survolèrent les colonies dispersées, parées à larguer leurs bombes incendiaires et à fragmentation. Ils encerclèrent les colons, ébranlant le ciel de leurs bangs supersoniques. Les troupes débarquèrent dans les villages commerçants, les vergers de pêchers et d’amandiers, les champs de pommes de terre.
Sans se presser, Lanyan et le Pèrarque descendirent en navette diplomatique, pendant que des soldats rassemblaient les colons. Les lèvres serrées, le général surveillait l’avancement de l’opération. Il transmit ses ordres à ses troupes :
« Quoi que vous fassiez, ne blessez pas le prêtre Vert. Il faut le garder en vie. Le président veut être sûr que le message parviendra à toutes les colonies séparatistes. »
Les Rémoras bombardèrent les champs, les silos à grain et les granges. Les incendies se propagèrent rapidement dans les prairies de luzerne. Le bétail se débanda, et les soldats durent abattre les animaux pour éviter d’être piétinés. Les gens se cachèrent dans des caves ou des greniers à foin. Les soldats usaient de leurs convulseurs sur quiconque résistait. La capture des colons un par un se révéla vite trop difficile, de sorte que les soldats les assommèrent en masse, les traînèrent à bord des vaisseaux, puis jetèrent sans cérémonie les corps ballants dans le village principal.
Des équipes de démolition mirent le feu aux fermes sans se soucier des familles en larmes. Leurs grenades explosives défoncèrent les clôtures et les murets. Des tireurs d’élite rasèrent des vergers entiers au faisceau laser. L’air empestait la fumée.
On traîna une prêtresse Verte presque nue sur la place du village. La vision des destructions la faisait sangloter. « Pourquoi, pourquoi ? » semblaient être les seuls mots qu’elle pouvait prononcer.
— Laissez-lui son surgeon, ordonna Lanyan.
Il se tenait dans la ville pour observer le spectacle, sourd aux accusations comme aux suppliques et aux cris d’angoisse qui fusaient. Tout ce chaos, toute cette destruction était enregistrée avec soin, pour une utilisation ultérieure par la Hanse.
Le Pèrarque prononça sa déclaration d’une voix tonnante au centre de la ville de fermiers. Chacune de ses phrases tomba comme une hache effilée :
— L’Unisson condamne le peuple d’Usk ! Les extrémistes comme vous sont des dents pourries au sein de notre société. En vous retournant contre la Terre, en succombant à l’arrogance, vous avez apporté une malédiction sur toute notre espèce. Vous avez démontré notre faiblesse et nos défauts moraux. Vous nous avez laissés à la merci des démons.
D’un doigt couvert de bagues, il désigna la foule recroquevillée. Les soldats marchaient de long en large, l’arme chargée.
Le peuple regardait avec une incrédulité absolue. Des colonnes de fumée s’élevaient dans le ciel, les fermes étaient en ruine, les vergers et les jardins détruits, le bétail massacré. La prêtresse se blottit contre son surgeon, dans un état presque catatonique.
— En ce moment même, poursuivit le Pèrarque, les Klikiss attaquent nos colonies isolées, ailleurs dans le Bras spiral. Ils ont d’abord lâché sur nous le fléau des robots noirs, et les voici à présent qui arrivent en personne. Qu’est-ce qui nous attend encore ? Comptent-ils exterminer toute l’humanité ?
Le souvenir des Klikiss fit frémir Lanyan. Il ne croyait pas un instant que les extraterrestres relevaient d’une quelconque manifestation démoniaque, mais les colons étaient assez terrifiés pour accepter n’importe quoi, au milieu de toute cette fumée, du sang et du feu.
Un soldat courut jusqu’à lui.
— Général, nous venons de terminer l’inspection des bureaux du gouvernement. Nous avons découvert cet enregistrement. Il devrait vous intéresser.
L’homme inséra un digidisque dans un lecteur. La scène montrait les cinq anciens de la ville, assis à une table. Ils déclaraient d’un air joyeux leur indépendance par rapport à la Ligue Hanséatique terrienne, et admonestaient la Terre pour les avoir abandonnés en temps de crise. Puis ils annonçaient leur intention d’adhérer à la Confédération. Sous les yeux de Lanyan qui grinçait des dents, les anciens exhibèrent chacun un exemplaire de la Charte de la Hanse et s’appliquèrent à le déchirer en morceaux devant les caméras. Puis ils se congratulèrent mutuellement pour leur acte de bravoure, se serrèrent la main, et portèrent un toast « au futur d’Usk ».
Lorsque le Pèrarque eut achevé son discours au vitriol, Lanyan s’avança. Les soldats montèrent un grand écran de projection, afin que tous puissent regarder cette ridicule provocation.
— Trouvez ces hommes et amenez-les-moi, ordonna-t-il.
Les soldats marchèrent brutalement à travers la foule et s’emparèrent de quiconque ressemblait un tant soit peu à l’un des membres du conseil. Ils isolèrent les chefs après les avoir rassemblés manu militari. Ceux-ci se mirent à crier :
— Vous ne pouvez pas faire ça ! Nous sommes un monde souverain, une colonie indépendante !
Lanyan leur jeta un regard mauvais.
— Vous êtes des rebelles et des criminels. Et vous serez traités comme tels. (Il se tourna vers la prêtresse Verte.) Vous, faites en sorte que ceux de la Confédération le sachent également. Le roi Peter ne peut vous protéger. Aucun de vous.
— Vous êtes damnés ! hurla le Pèrarque, les joues empourprées. Et vous devez souffrir pour vos péchés. Purger votre colonie grâce à vos souffrances permettra aux autres de revenir dans le droit chemin.
Les membres du conseil, non pas des héros mais de simples agriculteurs ou commerçants, furent séparés du reste de leurs amis. Près de là, des soldats érigèrent cinq structures à barre transversale, simples mais sinistres. Au nom du président Wenceslas, le Pèrarque ordonna la punition.
Pendant que le village et les fermes brûlaient, les hommes de Lanyan crucifièrent les cinq anciens et les laissèrent pendre là, sanglants, à l’agonie. Les survivants d’Usk commençaient à peine à saisir l’horreur de ce qui leur arrivait. La prêtresse Verte avait du mal à transmettre ce qu’elle voyait.
Lorsque les soldats des Forces Terriennes obligèrent les villageois hébétés à se mettre en rang et à signer de nouveau la Charte de la Hanse, nul ne protesta. Il ne leur restait plus de voix. Chacun de leurs gestes était enregistré par l’œil attentif des caméras.
— Notre tâche est accomplie, dit Lanyan en s’efforçant de refouler ses émotions.
Pour finir, il ordonna de brûler le surgeon, coupant la prêtresse Verte de tout contact.
Le peuple d’Usk avait été brisé, tout comme son acte de défi si naïf. À présent, il ne représenterait plus aucun problème. Ce qui était bon, car le général ne voulait pas gaspiller du personnel en laissant une force de sécurité derrière lui.
Lanyan et ses soldats partirent, victorieux, le Pèrarque à leur tête.