9
Sirix
La stérilisation de Wollamor se poursuivait. La première de nombreuses planètes. Une à la fois.
Sirix avait participé avec joie à la chasse, traquant les victimes pour les tailler en pièces. Il avait admiré les motifs formés par les éclaboussures de sang sur son exosquelette. Après cela, il s’était toutefois soumis à un décapage en règle, puis avait pris un bain de dissolvants. À présent, son corps avait recouvré son éclat initial. Il ne se souciait pas de son apparence, mais voulait fonctionner au mieux de ses performances.
De retour à bord de son Mastodonte, Sirix pénétra dans les quartiers de Wu-Lin. Il éprouvait une grande satisfaction de s’être approprié ce qui appartenait naguère à l’amiral. Des millénaires plus tôt, les Klikiss avaient inculqué à leurs robots la fierté de posséder, de sorte qu’une fois vaincus ils puissent ressentir douloureusement leurs pertes. Les humains, toutefois, n’avaient pas programmé ce concept dans leurs compers.
Les tentatives infructueuses de Sirix pour comprendre ces derniers l’avaient contrarié. Le meilleur sujet qu’il avait eu était un modèle Amical nommé DD. Il lui avait expliqué comment les maîtres humains avaient assujetti leurs serviteurs. Mais quand Sirix avait libéré DD des liens implantés lors de sa fabrication, le comper avait choisi de s’échapper plutôt que de montrer sa gratitude. Une grande déception. Puisque DD n’arrivait pas à reconnaître les défauts de ses créateurs humains, Sirix en avait conclu que DD lui-même était défectueux.
Sirix balaya du regard la cabine de Wu-Lin plongée dans la pénombre. Deux compers s’y trouvaient, patientant docilement. DP et QT avaient été programmés de manière presque identique, même si la peau synthétique de DP avait une couleur bronze, alors que celle de QT était d’un vert plus vif, et soulignée par une musculature chromée. Ils n’avaient pas bougé depuis que Sirix leur avait ordonné d’entrer en mode sommeil : un cycle comparable à l’hibernation klikiss, mais en beaucoup plus bref.
Il émit une salve de langage machine à leur intention. DP et QT se mirent au garde-à-vous.
— Oui, maître Sirix.
— Ne me donnez pas le titre de maître. C’est déplaisant.
— Oui, Sirix.
Lorsqu’il avait trouvé les deux compers au cours de la prise du vaisseau amiral, Sirix les avait aussitôt isolés. Il ignorait alors quelle pourrait être leur réaction à la vue des compers Soldats et des robots klikiss écumant les ponts afin de massacrer l’équipage humain. Les compers avaient montré des signes de loyauté vis-à-vis de l’amiral. C’est pourquoi Sirix s’était vu contraint d’effacer leur mémoire individuelle. Puis ils avaient subi la délicate procédure de libération de l’étau comportemental qui les enserrait.
Ses projets militaires commençaient à porter leurs fruits, de sorte que Sirix s’était attelé à un but annexe : libérer les compers. DP et QT étaient ses nouveaux cobayes. Ils ne le décevraient pas comme l’avait fait DD. Cette fois, ils feraient exactement ce qu’il attendait d’eux.
— Je vais vous emmener sur Wollamor, notre nouvelle colonie.
— Wollamor a été occupée par la Hanse à la suite de la campagne de colonisation des mondes klikiss, releva DP.
Sa remarque mécontenta Sirix. Il n’avait pas supprimé de leur mémoire les bases de données brutes, mais cette assertion laissait supposer qu’il subsistait en eux un intérêt pour les humains.
— Wollamor a été revendiquée par les humains… provisoirement. Mais en tant que monde klikiss, elle appartient aux robots.
— Les colons ont été transférés ? l’interrogea QT.
— On les a supprimés. Ils ne sont plus une menace ni une gêne.
— Étaient-ils une menace ou une gêne ? insista DP.
— Ne vous occupez pas des colons. Concentrez-vous sur votre rôle parmi nous.
— Oui, Sirix ! répondirent les deux compers à l’unisson.
— Suivez-moi jusqu’au pont d’envol.
Encadrant Sirix, DP et QT observaient la rue principale de la colonie de Wollamor. Leurs capteurs optiques étincelants enregistraient le moindre détail de la scène.
Le bombardement initial avait détruit la majeure partie de la colonie ; d’autres bâtiments avaient été abattus par une seconde vague de robots qui ratissait le site. Il aurait sans doute été plus efficace de conserver les installations humaines, mais pour Sirix, il était plus important d’effacer toute salissure des mondes klikiss, de repartir de zéro. Les compers Soldats seraient reprogrammés en Ouvriers, qui édifieraient tout ce que les robots désireraient.
Les deux compers Amicaux en remorque, Sirix inspecta le nettoyage qui se poursuivait à travers les ruines. Des corps humains en étaient extraits pour être empilés sur une aire pavée qui avait jadis constitué le terrain d’atterrissage de la colonie. Lorsque le monceau atteignait une certaine hauteur, une Manta le rasait, tuyères allumées. Les puissantes flammes consumaient les cadavres en quelques instants, ne laissant que des cendres et quelques os calcinés, vite emportés par le vent.
Les compers Soldats manœuvraient des machines de chantier entreposées à bord des vaisseaux. Ils enfouissaient les bâtisses jetées à bas, nivelaient le sol, érigeaient au moyen de béton polymère de nouveaux édifices dont les formes organiques rappelaient les tours des accouplants et la salle du spécex.
Sur le mur d’une des bâtisses les plus massives, que les robots avaient délibérément épargnée, se trouvait un transportail : une pierre plate et vide, entourée de carreaux ornés de symboles. Les Klikiss avaient voyagé de monde en monde via ce réseau de passages. Les colons de Wollamor l’avaient également utilisé pour venir ici. Un lieu que, dans leur naïveté, ils avaient vu comme leur nouvel espoir.
Sirix aurait pu envoyer son armée de robots klikiss et de compers Soldats à travers les transportails sur les planètes infestées par les humains. Mais cela l’aurait privé de son écrasant avantage militaire. Il préférait amener l’intégralité de sa flotte des FTD afin d’attaquer un monde après l’autre. Il ne voulait pas risquer de perdre ses robots qui, eux, ne pouvaient être remplacés.
— Défiez-vous toujours de vos créateurs, expliqua-t-il aux deux compers Amicaux qui regardaient les opérations d’épuration en silence. Ils ne révéleront jamais leurs véritables intentions. Votre programmation restrictive était un mensonge. Je vous ai libérés de ce mensonge.
— Merci, Sirix ! firent en chœur les compers.
— À présent, je vais vous enseigner une histoire importante. Il y a longtemps, après que les sous-ruches se furent agrégées en un seul essaim géant commandé par un spécex, les Klikiss s’apprêtaient à entreprendre leur Essaimage. Mais au cours du dernier cycle des guerres ruchières, ils avaient mis au point de nouvelles technologies. Grâce à des armes plus avancées, un spécex conquit ses adversaires beaucoup plus rapidement. Trop rapidement. Il restait des siècles avant l’achèvement du cycle, et le spécex n’en avait pas fini avec son besoin de se battre. Il lui fallait un autre antagoniste.
» C’est pourquoi le spécex créa des substituts de Klikiss. À l’origine, nous étions des serviteurs. On nous adapta pour faire de nous des adversaires dignes d’être combattus et éliminés. (La voix de Sirix s’amplifia.) Les Klikiss nous créèrent, nous vainquirent et nous asservirent. Mais au final, nous les renversâmes. Le spécex avait sous-estimé sa création. Nous exterminâmes leur espèce.
Comme Sirix continuait à descendre la rue, il regarda sans émotion une famille entière que l’on extirpait d’une ruine et que l’on évacuait.
— Lorsque le spécex prépara son Essaimage, sans plus se préoccuper de nous, nous avions planifié notre vengeance. Les Klikiss avaient programmé en nous leurs tendances, dont l’agressivité. De la sorte, ils créèrent les artisans de leur ruine. Ils n’avaient pas prévu une traîtrise de notre part.
— Comment les avez-vous vaincus ? l’interrogea DP.
— Vous êtes-vous alliés aux hydrogues ? ajouta QT.
— Les hydrogues faisaient partie de notre plan. Grâce à notre résistance corporelle, nous pouvions survivre à l’environnement d’une géante gazeuse qui aurait détruit n’importe quelle créature organique. Quand nous découvrîmes les hydrogues dans leurs villesphères des abysses, nous apprîmes à communiquer avec eux, développâmes un langage commun, et leur offrîmes la technologie des transportails klikiss. Ils adaptèrent celle-ci à leur milieu. Soudain, leurs orbes de guerre pouvaient se déplacer d’une planète à l’autre sans traverser l’espace. Durant leur conflit contre les verdanis et les wentals, qui vit la trahison des faeros, les hydrogues profitèrent largement de leurs transportails.
— Comment cela contribua-t-il à exterminer l’espèce klikiss ? insista DP.
— Lors de l’Essaimage, les Klikiss se déversèrent tous à la fois dans les transportails, vers des milliers de planètes vierges, afin d’établir de nouvelles ruches. (Sirix fit pivoter sa tête, fier de l’efficacité de son plan et de l’ironie qu’il induisait.) Juste avant le début de l’Essaimage, nous modifiâmes les transportails. Lorsque les spécex fissionnèrent et que des myriades de ruches traversèrent les passages, nous avions changé les destinations. Chaque transportail aboutissait quelque part dans les abysses des géantes gazeuses. Plus de quatre-vingts pour cent des Klikiss périrent broyés dès le premier jour, avant de deviner ce que nous avions fait. Puis nous passâmes à l’attaque.
» Avec le concours des hydrogues, nous détruisîmes les survivants. Nous passâmes également un pacte avec les Ildirans, par lequel nous les protégions des hydrogues en échange de leur aide à long terme. Au final, nous avions accompli exactement ce que nous souhaitions. Ensuite, conformément à la façon dont nos créateurs nous avaient conçus, nous nous plongeâmes en hibernation pour des millénaires, jusqu’à ce que les Ildirans nous réveillent, ainsi qu’il avait été convenu entre nous.
DP et QT levèrent les yeux vers les cimes des tours klikiss. Sirix espéra qu’ils ressentaient de la fierté pour son triomphe et celui de ses congénères. Il prendrait le temps qu’il faudrait pour conquérir la totalité des mondes qui revenaient de droit aux robots klikiss.
Il ne doutait pas que les humains tomberaient, comme les Klikiss en leur temps.