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Patrick Fitzpatrick III
Le Gitan errait entre les astres, à la recherche du moindre indice. Patrick Fitzpatrick s’était aperçu que le contenu des réservoirs du yacht spatial qu’il avait « emprunté » se tarissait, et il espérait retrouver Zhett au plus vite.
Il avait besoin de la revoir, de s’excuser, et ainsi de montrer qu’il n’était pas le crétin qu’elle devait imaginer. Un défi, assurément ! Il l’avait abusée afin que ses camarades et lui puissent s’évader. Ce faisant, il avait mis en péril les chantiers spationavals du clan Kellum, provoquant leur quasi-destruction. Zhett ne balaierait pas une telle faute d’un revers de main. Et elle n’en savait pas la moitié à son sujet. Il existait beaucoup d’autres choses à lui reprocher.
Patrick s’était rendu dans les endroits les plus évidents : les ruines de Rendez-Vous, les chantiers déserts d’Osquivel, la géante gazeuse de Golgen. À présent, sur la foi d’un tuyau douteux, il s’approchait d’une planète orageuse nommée Constantin III. Ce monde verdâtre ne semblait guère prometteur. Pas un endroit, en tout cas, qu’un membre de la riche famille des Fitzpatrick s’abaisserait à visiter… Cependant, ce genre d’environnement ne décourageait pas les Vagabonds. Ceux-ci semblaient s’épanouir dans l’adversité.
Patrick en avait eu assez de l’armée en voyant les Vagabonds utilisés comme boucs émissaires. Il s’était emparé d’un vaisseau appartenant à sa grand-mère. Techniquement, on pouvait le considérer comme un déserteur, mais il ne voyait pas les choses sous cet angle. Il s’était acquitté de son devoir vis-à-vis des FTD, et ne voulait plus servir un gouvernement corrompu qui mentait et bafouait les droits humains les plus élémentaires pour parvenir à ses fins, se protégeait aux frais de son peuple en rejetant la faute sur des innocents. Patrick était tenu par l’honneur à régler sa dette à l’égard des Vagabonds. Voilà pourquoi il essayait depuis lors de mettre la main sur la fille aux cheveux noirs de Del Kellum. Le problème était que ni elle, ni ses semblables ne voulaient être retrouvés.
Lorsqu’il eut placé le Gitan en orbite et mis ses capteurs – et ses yeux – en alerte, il ne trouva aucun satellite, aucun vaisseau ni aucun signe d’activité industrielle autour de Constantin III. Toutefois, en balayant les fréquences, il repéra une série de bips. Un signal faible, émis au sein des nuages toxiques. Le vaisseau de Patrick s’enfonça dans un air de plus en plus dense.
Le signal de la balise s’amplifia à mesure qu’il approchait. Il avait l’air réglé pour s’évanouir avant d’être sorti de l’atmosphère. Un pilote devait le chercher délibérément – et avec soin – pour le trouver. La pulsation ne comprenait aucune information, hormis l’indication que quelqu’un vivait là. Sans aucun doute des Vagabonds.
Il découvrit une balise gonflée pour flotter à une altitude spécifique, à la manière d’une bouée, et ne nécessitant donc ni générateur antigravifique, ni fusées de stabilisation. Croisant dans les environs, il étendit la portée des capteurs et détecta un second signal, qui le mena à un troisième, puis un autre et un autre encore. Les bouées formaient comme une traînée de miettes de pain à travers l’atmosphère, qui le menèrent jusqu’à une colonie établie sur la surface inhospitalière.
Les bourrasques mugissaient dans l’air de plus en plus lourd. Soudain, l’alarme anticollision se déclencha. Patrick fit une embardée sur la gauche et frôla un énorme dirigeable, ancré au sol par des câbles d’un demi-kilomètre de long. Secoué, il approcha de la colonie sous dômes, émerveillé par le nombre d’objets qui flottaient dans les airs : voiles géantes, ballons d’observation multicolores, filets de centaines de mètres carrés tendus sur des mâts, qui oscillaient dans le vent.
À cette heure, quelqu’un devait l’avoir détecté. Il ouvrit une fréquence.
« Quel parcours d’obstacles vous avez ! Ohé ? j’aurais bien besoin d’un guide jusqu’à votre plate-forme d’atterrissage. »
La voix bourrue d’une femme répondit :
« Nous sommes un site industriel, pas une étape touristique. Ceux qui viennent ici savent se diriger.
— Eh bien, je suis ici, et je ne sais pas me diriger. Je suis un pilote indépendant, à la recherche d’informations.
— On en a peut-être, si vous-même avez des infos à échanger.
— Marché conclu. Je vous dirai ce que je sais… (Il fit dévier son vaisseau d’une secousse pour éviter un dirigeable à la dérive.) Ouah !
— Attention ! Si vous abîmez l’un de nos zeppelins ou nos filets de collecte, vous les paierez. Jusqu’au dernier fichu crédit.
— Alors, donnez-moi une carte pour m’extraire de ce labyrinthe ! riposta Patrick, les phalanges de ses doigts blanchies à force d’agripper les commandes.
— Basculez vos capteurs en mode infrarouge. »
Elle lui fournit la longueur d’onde spécifique. Soudain, des projecteurs furent visibles sur chacun des dirigeables, des voiles flottantes et des filets de récolte, comme autant de phares. Avec un soupir de soulagement, Patrick les esquiva sans peine.
Au sol, les abris avaient manifestement été largués depuis l’espace. Un cercle de lumières clignotantes lui indiqua la zone où atterrir.
« Posez-vous dans la baie de décontamination. N’en sortez qu’une fois qu’on vous y aura autorisé. »
Patrick fit descendre le Gitan jusque dans un hangar souterrain. Le toit coulissa au-dessus de lui en se refermant. Il entendit la salle se purger de l’atmosphère toxique. Puis des jets de vapeur à haute pression décapèrent la carlingue, avant que des lasers de diagnostic la balaient. Les Vagabonds avaient coutume d’expédier ces processus de décontamination : Patrick soupçonna les administrateurs d’en profiter pour scanner les vaisseaux à leur arrivée, afin de vérifier s’ils ne transportaient rien de dangereux.
Enfin, une fois la vapeur évacuée par des conduites sous vide, Patrick reçut la permission de débarquer. Celle qui l’accueillit se présenta : Andrina Sachs, une femme menue dont le physique contrastait étonnamment avec sa voix bourrue. Elle avait des traits délicats et une chevelure blond platine, des yeux verts en amande, ainsi qu’un pragmatisme à toute épreuve.
— Combien de temps votre vaisseau aura-t-il besoin de stationner chez nous ?
Sa rudesse le décontenança.
— Je n’ai pas prévu de louer une chambre double pour le week-end, si c’est ce que vous demandez.
— Je demande ça à cause du temps de rotation. Nous n’avons que deux hangars de décontamination, et l’autre est déjà occupé par un vaisseau du clan Sandoval. Il nous faut six heures pour terminer de le charger. Or, un vaisseau doit arriver d’ici cinq heures à peine. (Elle fronça les sourcils.) D’accord, il est piloté par Nikko Chan Tylar, et le respect des horaires n’est pas son fort…
D’après son expression, elle s’attendait à ce qu’il reconnaisse le célèbre – ou tristement célèbre – pilote en question.
— Deux heures devraient suffire, dit Patrick. Je cherche une personne, et toute aide qui me rapprochera d’elle me permettra de partir plus vite.
Le consortium qui gérait Constantin III regroupait les clans Sachs, Tokai et Rajani, plus, depuis peu, des investisseurs provenant de cinq colonies hanséatiques dissidentes. Se conformant à la loi d’hospitalité, Andrina lui offrit un généreux bol de ragoût verdâtre et gélatineux qu’elle appelait de la « soupe primordiale » et de la viande de « médusa » – quoi que cela puisse être – de Rhejak, l’un des nouveaux investisseurs.
Les nuages proto-organiques étaient pleins d’une gaze macromoléculaire ; les brins arachnéens à la dérive composaient des pelotes aux formes insolites.
— Ces polymères aérosols ne peuvent être fabriqués en laboratoire, expliqua Andrina, comme si elle briefait un investisseur potentiel. On les tamise, on les amasse sur des tresses, et on en récolte les fibres. Après les avoir filtrés, soit on en tire les substances à traiter, soit on expérimente à partir des nouveaux « parfums » que l’on trouve. Je doute que l’on ait découvert un dixième du potentiel de ce qui flotte là-dehors.
En modifiant l’allongement des filins de leurs tamis, les Vagabonds récoltaient les brins du poids moléculaire voulu. Les zeppelins étaient des sacs collecteurs que l’on déplaçait au sein de la brume chimique.
— Nous pouvons développer des matériaux, des produits pharmaceutiques, des textiles, même des applications dans le domaine architectural, dit Andrina en haussant ses minces épaules. Nous ne sommes limités que par notre imagination.
Par l’une des baies vitrées, Patrick observa des filets de récolte arriver aux usines de traitement. Les masses duveteuses furent raclées avec délicatesse, puis rangées dans des réservoirs. L’essentiel de la besogne était automatisé, même si quelques Vagabonds en combinaison hermétique surveillaient les chaînes de traitement, dans des salles emplies d’une brume d’éléments exotiques.
Elle se tourna vers lui.
— Voilà pour le boniment commercial, capitaine. À présent, vous savez tout ce qu’un client doit savoir sur cet endroit. Mais je crois que vous avez une question personnelle ?
— En effet. Et je possède des crédits hanséatiques pour payer vos services.
Andrina renifla avec mépris.
— Des crédits de la Hanse ? Vous ne savez donc pas à quel point ils sont dévalués ? La Confédération va bientôt émettre sa propre devise. En outre, même sans compter le remue-ménage provoqué par le roi Peter et Theroc, à quoi sert l’argent de la Hanse dans une exploitation vagabonde ? Nous avons rompu tout lien avec elle.
— C’est tout ce que j’ai.
— Vous ne m’aviez pas promis des nouvelles de l’extérieur ?
Sans révéler son identité, Patrick lui raconta la terrible révolte des compers Soldats, les batailles contre les hydrogues et le dernier combat sur Terre. Son récit fit une forte impression, de sorte qu’il se hâta d’ajouter :
— J’espérais aussi que vous pourriez me passer un peu d’ekti. Je sais que les réserves sont justes, mais…
— Ah, nous en avons à revendre. Les cargaisons d’ekti nous parviennent plus vite que nous ne le brûlons. (Elle reconsidéra la question.) Si vous voulez payer le prix fort, on prendra votre argent de la Grosse Dinde. On pourra peut-être les changer si le roi et le président règlent un jour leur différend. (Elle jeta un coup d’œil à sa montre.) Il ne reste plus qu’une heure avant qu’on ait besoin de la baie de décontamination. Maintenant, dites-moi qui vous cherchez, et je verrai si je peux vous aider.
— Je cherche le clan Kellum. Del (il détourna la tête afin qu’elle ne le voie pas rougir), et en particulier sa fille Zhett. J’ai… travaillé aux chantiers d’Osquivel. Mais depuis qu’ils ont été évacués, je n’ai aucune idée de l’endroit où ils sont tous partis. J’ai presque vidé mes réservoirs rien que pour suivre les indices qui m’ont mené jusqu’à Constantin III.
— On ne peut dire que vous ayez avancé dans la bonne direction en venant ici, mais au vu de votre histoire, je vous fais une ristourne. J’ai entendu parler du raid des Terreux, mais je ne saurais affirmer où Del est allé. (Elle se gratta la tête, puis haussa les épaules.) Si je cherchais des informations sur les Vagabonds en général, c’est sur Yreka que je me rendrais. Il s’agit de notre principal centre d’échanges commerciaux. Tout le monde y fait des affaires.
Patrick se rassit dans son siège métallique.
— Yreka ? Mais c’est une colonie hanséatique, pas vagabonde.
— Elle est ouverte à tous, désormais. Je peux vous donner des cartes, ou un itinéraire…
— Inutile, j’y suis déjà allé.
Il aurait préféré ne pas se rappeler ses méfaits de l’époque. Une autre tache noire sur son passé, dont Zhett n’avait pas connaissance. Il se demanda si elle lui pardonnerait, si elle savait tout cela. Mais il devait tenter le coup.
— Merci. Ce sera… intéressant de retourner là-bas.