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Rlinda Kett
Accompagnés par Sullivan Gold, Rlinda et BeBob naviguaient vers la Terre à bord du Curiosité Avide. Rlinda fredonnait afin de cacher son inquiétude.
— De simples marchands indépendants qui apportent des marchandises sur Terre, voilà ce qu’on est. Nul besoin de nous prêter une attention particulière.
Ces dernières semaines, tous les vaisseaux marchands de la Confédération s’étaient efforcés de retransmettre la condamnation royale et l’enregistrement de la confession de Patrick Fitzpatrick. Des stations relais les avaient largement diffusés. Toutefois, Rlinda devait se montrer très prudente. Ils auraient une montagne d’ennuis si l’on découvrait les activités réelles du Curiosité.
Sur le chemin vers la Terre, BeBob et elle avaient fait halte sur trois colonies n’ayant pas formellement rejoint la Confédération. Même s’ils n’avaient pas émis de doutes vis-à-vis des agissements du président Wenceslas et du général Lanyan, les représentants des gouvernements locaux s’étaient contentés de hausser les épaules. Et les rétorsions des FTD à l’encontre de Rhejak n’avaient fait que renforcer leurs réticences à rompre avec la Hanse.
BeBob s’était montré consterné, tandis que Sullivan avait secoué la tête en soupirant.
— Vous n’arriverez pas à communiquer avec eux. Ils sont conditionnés.
— Ou terrifiés, avait suggéré BeBob.
Rlinda avait gloussé.
— Peut-être, mais le roi nous a demandé de passer le mot, alors on le passe. Je suis le ministre du Commerce de la Confédération, vous savez. Je devrais me fabriquer un écusson, ou un truc dans le genre.
Malgré l’appréhension de Rlinda, BeBob insistait pour l’accompagner. Son visage poupin exprimait une affection quelque peu débordante.
— Je t’assure, je ne mettrai pas un orteil hors du vaisseau. Je me ferai plus discret qu’un grain de poussière sur une coque repeinte de frais. Tu n’as pas à t’inquiéter, Rlinda. Je te le promets.
— Qui a dit que j’étais inquiète ?
Il lui lança un regard qui en disait long.
— Je lis en toi comme dans un livre ouvert.
— Depuis quand lis-tu des livres, toi ?
En passant en revue les transmissions locales, elle avait trouvé au moins deux groupes d’amateurs qui avaient rediffusé le message incendiaire du roi Peter aussi largement que possible avant que la Hanse les arrête. Une station relais avait été éteinte presque immédiatement, mais les autres répercutaient le message sans fin. Les gens l’entendraient, Rlinda en était certaine. Qu’ils choisissent ou non de se révolter contre le président était une tout autre question…
Après un long silence bizarrement empreint de gêne, BeBob parla, et Rlinda sentit qu’il avait eu du mal à choisir ses mots :
— Si on devient partenaires, peut-être devrait-on se remarier ?
— Je croyais qu’on avait appris la leçon…
— Les temps ont changé. Pourquoi ne pas y songer ?
Elle se pressa contre lui avec suffisamment de force pour l’enfouir dans ses bourrelets.
— Tu te sens anxieux, c’est ça ? Tu es mon partenaire, en affaires comme en… relations physiques. Ne gâche pas les bonnes choses avec un bout de papier.
Sullivan arriva de sa cabine située à l’arrière. Il se frotta les yeux, s’étira les bras et bâilla.
— Nous arrivons bientôt ?
Rlinda désigna les hublots.
— Cette grosse boule de marbre bleu, là-bas, c’est la Terre. Vous la reconnaissez ? Vous pouvez voir votre maison d’ici ?
Le vieil homme semblait à la fois inquiet et impatient.
— Je croyais que vous me réveilleriez. Il me faut du temps pour me préparer…
— Vous pouvez respirer, monsieur Gold. On n’est même pas entrés en orbite. Une fois descendus, on devra remplir un million de formulaires, se frayer un chemin à travers leurs fichues procédures de sécurité, puis faire la queue pour atterrir. Vous avez le temps de piquer un autre roupillon avant qu’on se pose.
Comme elle se plaçait en orbite, Rlinda manœuvra pour contourner une zone de débris spatiaux. Ces temps-ci, peu de vaisseaux extérieurs commerçaient avec la Hanse, de sorte qu’elle s’attendait à faire de gros bénéfices, malgré les taxes ridiculement élevées que le président avait instaurées.
Sullivan serra les mains pour contenir son excitation.
— Pourrais-je envoyer un message à Lydia ? Que ma famille sache que je suis en route ?
— Ça ne devrait pas poser de problème. Vous êtes toujours un citoyen de la Hanse, pas vrai ?
— Pour autant que je le sache.
Rlinda ouvrit une fréquence de communication privée, assurée par un faisceau étroit. Sullivan lui avait fourni ses codes personnels, de sorte qu’elle put établir un contact direct.
— Je vais utiliser des serveurs locaux. Pour votre femme, ça ressemblera à n’importe quel appel promotionnel.
Sullivan grimaça un sourire. Rlinda le sentait aussi nerveux qu’empressé.
— Cela lui conviendra.
— Depuis quand êtes-vous mariés ? demanda BeBob.
— Depuis tant d’années que j’ai cessé de compter.
Rlinda roula des yeux.
— Allons, bien sûr que non !
Le vieil homme eut un sourire penaud.
— Quarante-deux ans. Et demi.
Tandis que BeBob établissait la connexion et amplifiait le signal, Rlinda fit pivoter son siège.
— Vous êtes sûr que vous ne voulez pas qu’on fasse une grande annonce ? que la Hanse nous accueille en fanfare ? Votre retour, c’est pourtant une sacrée nouvelle.
— Rlinda ! râla BeBob. Profil bas, tu te rappelles ?
— Je n’ai pas dit qu’on révélerait à tout le monde que tu es à bord. En fait, je préférerais que tu te caches dans la soute, dans un compartiment étiqueté : « Déchets toxiques ».
— C’est le premier endroit qu’ils inspecteraient.
— Aucun comité de réception, s’il vous plaît, dit Sullivan. Je n’aime guère la notoriété. Je veux simplement me glisser hors d’ici et passer du temps avec les miens. Les médias me dénicheront tôt ou tard, alors, laissez-moi un peu de temps pour une réunion de famille.
— Comme vous voudrez.
Lorsque Lydia décrocha, elle fut d’abord décontenancée, puis choquée, émerveillée… et finalement légèrement irritée.
« Bon, bon, je me demandais quand tu appellerais la maison, répondit-elle avec une sévérité manifestement fausse. J’en déduis que tu n’es pas mort, alors ? La Hanse a rapporté que ton moissonneur d’ekti avait été détruit, sans laisser aucun survivant. »
Il approcha son visage si près de l’écran que Rlinda crut que son nez allait le heurter.
« Tu n’as pas reçu mes lettres ? J’ai demandé à mon prêtre Vert de les envoyer. Tu ne sais pas que j’ai été secouru quand les hydrogues ont détruit ma plate-forme ?
— Je n’ai reçu aucune lettre, mais j’ai écouté les nouvelles. Depuis, je patientais. (Elle souriait à présent.) Tu aurais besoin d’un bon rasage.
— Et toi, tu es magnifique.
— Ce genre de flatterie m’incite à croire que tu me caches quelque chose.
— Cela veut dire que tu m’as manqué. Notre vaisseau descend actuellement vers l’astroport du Quartier du Palais. Tu es contente que je rentre à la maison ?
— Absolument. Et pas seulement pour ta conversation spirituelle. Par ici, on aurait bien besoin d’un coup de main.
— Alors, tu seras là pour m’accueillir ?
— J’amènerai la famille. (Lydia le contemplait comme si elle ne voulait pas couper la communication.) Mais je dois y aller, sinon on n’aura pas le temps. »
Sullivan garda les yeux rivés sur l’écran vierge, puis cligna des yeux et se tourna vers ses compagnons.
— J’ai une famille assez étendue, vous savez.
Deux heures plus tard, le Curiosité Avide atterrit sur son emplacement. Les passagers ouvrirent les écoutilles pour laisser entrer l’air frais et familier de la Terre. BeBob plaça son visage sous la brise.
— Ah, respire-moi un peu ça !
— Il est temps pour toi de te cacher dans ton compartiment, indiqua Rlinda. Je m’occupe de la paperasse.
Elle savait que la sécurité de l’astroport constituait un véritable parcours d’obstacles.
Sullivan rassembla dans ses sacs ses effets personnels, ses souvenirs, et les récompenses remises par le Mage Imperator tandis que les fonctionnaires du Commerce de la Hanse transmettaient une liste de nouvelles taxes. Rlinda écoutait la radio. Soudain, son large visage s’empourpra.
— Bon sang ! BeBob, viens voir dans le cockpit.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Les sbires de l’astroport arrivent pour inventorier la cargaison avec des scanners, y compris les compartiments scellés. Ils te trouveront où que tu te caches.
— Qu’est-ce que je vais faire ?
— Tu pars avec Sullivan… tout de suite. Ils viennent de saisir un gros vaisseau plein de composants de contrebande dans la zone B. Les sbires s’excusent auprès de nous « pour le retard de traitement ». Fiche le camp d’ici, et n’attire pas l’attention sur toi en attendant que je t’indique que la voie est libre.
BeBob emboîta le pas à Sullivan sur la rampe qui s’abaissait. Il se retourna soudain, pour s’élancer vers Rlinda et lui donner une bise sur la joue. Puis il fila sur le terrain d’atterrissage grouillant d’activité.
Rlinda resta en arrière. Elle régla les détails, remplit les formulaires en ligne, répondit aux questions pleines de suspicion, et attendit les agents d’inspection. Ceux-ci arrivèrent plus d’une heure plus tard, ce qui n’améliora guère son humeur.
— Malgré ses plaintes à propos du manque de marchandises, maugréa-t-elle, le président ne rend pas les choses faciles pour un honnête marchand…
Elle accueillit à bord deux fonctionnaires de la Hanse. Ils parcoururent des yeux la liste de sa cargaison, pendant qu’une équipe de gardes casqués et surarmés passait sa coque et l’intérieur du Curiosité au crible de leurs instruments de détection. Elle leur laissa découvrir une poignée d’articles de contrebande non déclarés pour qu’ils cessent de fouiller davantage, à la recherche de quelque chose de plus suspect. Elle ne voulait surtout pas les voir inspecter son journal de bord, où BeBob était mentionné.
Enfin, les fonctionnaires lui offrirent d’acheter ses fournitures. Après avoir proposé un prix plus élevé, Rlinda fut stupéfaite de voir sa tentative de négociation se heurter à un regard glacial.
— C’est un prix fixe, capitaine Kett, et c’est tout ce que nous sommes autorisés à vous donner, dit l’un d’eux. Le président a changé nos pratiques commerciales en ces temps de guerre. Nous supposions que vous en connaissiez les conditions avant votre atterrissage.
Le second représentant ajouta d’un ton froid :
— Nous avons la permission de saisir votre cargaison entière si vous n’acceptez pas ces conditions.
— Vous ne devez pas avoir beaucoup de clients fidèles, pas vrai ? (Ils la dévisagèrent en silence, et elle sut qu’elle devrait céder.) D’accord, mais pour ce prix, ne vous attendez pas à ce que je lève le petit doigt pour vous aider à décharger.
— Nous avons tout le personnel qu’il faut pour cela, madame.
Des équipes en uniforme enlevèrent les caisses du Curiosité Avide, les scannant au fur et à mesure avec soin afin de vérifier si elles ne contenaient pas quelque piège ou article de contrebande.
— Une fois que votre cargaison aura été déchargée, capitaine Kett, vous aurez une heure pour quitter l’aire d’atterrissage.
— Compris, répondit Rlinda avec un grognement d’incrédulité.
Pensaient-ils vraiment qu’après un accueil si chaleureux elle voudrait prolonger son séjour plus que nécessaire ? Une fois ses soutes vides et son si maigre paiement en crédits hanséatiques (sans valeur sur la plupart des mondes de la Confédération) encaissé sur son compte, elle transmit à BeBob le signal qu’il pouvait revenir. Elle attendit, au supplice, qu’il se manifeste, mais ce ne fut pas le cas.
Son malaise augmenta à mesure que les minutes passaient. Il n’aurait pas dû mettre tant de temps à revenir. Elle espéra que la famille Sullivan ne l’avait pas invité à dîner…
Soudain, la voix essoufflée de BeBob crachota sur la fréquence privée :
« Rlinda, fais chauffer les moteurs et ouvre l’écoutille ! J’arrive.
— Pourquoi cette hâte ? Tu as séduit la fille du taulier, ou quelque chose dans ce genre ?
— Je ne rigole pas ! Quelqu’un a lancé une vérification sur le Curiosité. Il y a un mandat d’arrêt contre toi… contre nous deux ! »
D’après le ton de sa voix, Rlinda comprit qu’il était sérieux. Elle s’installa lourdement devant le tableau de bord et sentit vrombir les propulseurs intrasystème qui montaient en puissance. À l’instant où la rampe d’accès s’abaissa, elle entendit BeBob se précipiter à bord.
— Vas-y ! cria-t-il. Les gardes viennent saisir le vaisseau.
— Pas mon vaisseau, pas eux.
Elle écrasa son poing sur le bouton de lancement, tandis que de l’autre main elle fermait le sas. Le Curiosité bondit dans les airs. Rlinda utilisa les moteurs d’appoint pour l’incliner afin d’éviter un gros cargo sur le point d’atterrir.
Une voix discordante retentit dans les haut-parleurs du cockpit :
« Curiosité Avide, atterrissez immédiatement. Restez sur le tarmac. »
Rlinda ne put s’empêcher de railler les autorités :
« Messieurs, décidez-vous ! La dernière fois que vous m’avez parlé, vous m’avez ordonné de partir aussitôt que possible.
— Capitaine Kett, ici la sécurité. Votre départ est interdit. Revenez et préparez-vous à être arraisonnée.
— Je commence à en avoir marre de tous ces trucs interdits. »
Comme le Curiosité gagnait de l’altitude, les vaisseaux de sécurité de la Hanse émergèrent des hangars autour du terrain d’atterrissage afin de l’intercepter. Rlinda tapota le bras de BeBob.
— Ne t’inquiète pas. Je ne les laisserai pas te reprendre.
— M’inquiéter ? Pourquoi m’inquiéterais-je ?
Les Vagabonds avaient aidé Rlinda à modifier le Curiosité Avide, de sorte que celui-ci possédait désormais quelques capacités que les vaisseaux des FTD ne pouvaient contrer. Elle partit en voltige dans l’air raréfié selon une trajectoire inopinée. À la radio, les plaintes, les menaces et les jurons de frustration devinrent bientôt très amusants. Elle n’y répondit pas, et son vaisseau distança aisément ses poursuivants.