14
Zhett Kellum
Même un million de stations d’écopage n’auraient pas suffi à emplir le ciel de Golgen. Zhett passait ses journées sur les ponts à l’air libre de l’usine des Kellum. Les brises âcres qui émanaient des nuages d’altitude soufflaient sur son visage. À présent que les géantes gazeuses étaient libérées des hydrogues, les clans de Vagabonds revenaient exploiter l’ekti. Au cours du seul mois dernier, vingt stations avaient fait leur apparition.
La jeune fille regarda décoller des convoyeurs gorgés de carburant interstellaire, et d’autres apportant des mets de choix et des produits de base pour les extracteurs d’ekti. Puis, saisie par le froid, elle retourna sur la passerelle de contrôle où travaillait son père. Selon la tradition vagabonde, Del avait fait de son unique enfant son bras droit, et celle-ci s’occupait de nombreuses tâches quotidiennes.
La passerelle grouillait d’activité. On criait d’un poste à l’autre ; des écrans affichaient le trafic aérien, le planning et autres graphiques ou colonnes de chiffres. Les affaires continuent. À cause des embouteillages permanents, les exploitants de Golgen devaient se coordonner et assurer la distribution d’ekti, tout en se faisant concurrence sur le prix ainsi que sur les conditions d’expédition.
Kellum se trouvait au beau milieu d’une réunion avec les représentants des diverses stations d’écopage lorsqu’il haussa le ton pour dominer le vacarme :
— Tôt ou tard, vous devrez partir sur d’autres planètes ! Cela n’a pas de sens d’installer toutes nos stations d’écopage et nos raffineries sur un seul monde. Pourquoi ne pas les répartir partout dans le Bras spiral ? Par le Guide Lumineux, ce ne sont pas les géantes gazeuses qui manquent ! Allez un peu ailleurs.
— Mais Golgen a été la première à être débarrassée des hydrogues, dit Boris Goff, le chef d’une station des environs. Chacun de nous a beaucoup investi pour s’établir ici. Si nous partons maintenant, il nous faudra des années pour rattraper nos pertes.
— Avec la baisse des prix, nous n’avons qu’une alternative, grommela quelqu’un : rester ici et faire lentement faillite, ou partir et s’endetter davantage.
Del fit signe à Zhett d’approcher.
— Viens, ma douce. Peut-être sauras-tu faire entendre quelque raison à ces… messieurs.
Elle se fendit d’un sourire malicieux.
— Bien sûr, papa. Lequel est le moins raisonnable ?
Liona, une prêtresse Verte d’un certain âge, arriva. Elle détonnait au milieu des Vagabonds aux habits vivement colorés. De nombreux tatouages ornaient sa peau émeraude, et elle portait un petit arbre en pot.
— Veuillez excuser mon retard, dit-elle.
On l’avait affectée ici lorsque les Vagabonds, les Theroniens et les colons s’étaient entendus pour travailler ensemble. Après des semaines de vie dans cet environnement de métal glacé, elle semblait toujours mal à l’aise, ayant été habituée à la forêt et aux grands espaces. Sur Theroc, la seule façon d’apercevoir le ciel était de grimper au sommet de la canopée des arbremondes. Ici, il était difficile d’y échapper.
Certains Vagabonds n’appréciaient guère l’idée de laisser un étranger – même une prêtresse Verte – en apprendre trop à leur sujet. Mais ils préféraient encore cet inconvénient plutôt que de se retrouver dépassés par les événements. Liona retransmettait les nouvelles via le télien et envoyait des messages aux clans extérieurs. Dès que les ouvriers s’étaient rendu compte de son utilité, la pauvre femme s’était vue submergée de requêtes. Del avait fini par instaurer un système de priorités qu’il appelait : « Les affaires en premier, les lettres d’amour à la fin. »
Liona commença son rapport : six nouveaux clans s’étaient joints au négoce sur Yreka, et une dizaine de mondes avaient désormais accès au télien grâce à la gestion énergique du roi Peter. Elle décompta la quantité d’ekti expédiée sur le Rocher de Barrymore et d’autres dépôts isolés. Le chiffre ne cessait de croître chaque semaine.
— De plus, une équipe vient d’être envoyée afin de récupérer les astéroïdes-serres des Chan, dans le système de Hhrenni.
Cette nouvelle suscita une vague de murmures.
— Ce ne sont pas les rêves de grandeur qui manquent… à la différence du bon sens, fit remarquer Del, avant de regarder Zhett : Quand tu as parlé avec Nikko Chan Tylar, t’en a-t-il touché un mot ?
— Ça n’avait pas l’air d’être un sujet prioritaire, répondit-elle.
Nikko s’était montré si nerveux devant elle que c’était à peine s’il était parvenu à aligner deux phrases avant de devoir rassembler de nouveau ses esprits. Zhett n’avait jamais imaginé pouvoir intimider à ce point quelqu’un.
— Alors, de quoi a-t-il parlé ? Mhm ?
La jeune fille réprima un mouvement d’humeur.
— On en discutera plus tard, papa.
— Bon sang, ç’avait l’air intéressant…
Le regard de Zhett le réduisit au silence.
L’essentiel ayant été réglé, Del leva la séance, et les chefs de station se pressèrent de remettre leurs messages manuscrits à Liona. La prêtresse Verte irait ensuite s’installer sur un balcon à ciel ouvert avec son surgeon, et lirait à haute voix chacun d’eux.
Zhett et son père se rendirent à l’intendance de la station pour déjeuner.
— Parfois, toutes ces chicanes me fatiguent, dit-il en posant son plateau à côté du sien. Oh, ne te méprends pas : l’écopage est toute ma vie. Mais je préfère de loin me trouver seul, sur une planète à moi.
— On pourrait déménager notre station.
— Trop cher. Nos investissements présents excluent cette possibilité.
— Pourtant, c’est ce que tu as préconisé aux autres chefs de station.
— Exact. Mais j’étais là le premier, bon sang !
— Ross Tamblyn était là le premier.
Del but à grand bruit son thé bouillant, puis changea de sujet.
— Je songe à m’agrandir.
— T’agrandir ? Alors que tu essaies de faire partir tout le monde ?
— Pas avec des stations d’écopage. On pourrait remonter assez vite nos chantiers spationavals. Sinon, quelqu’un d’autre s’en chargera, et c’est un gros marché qui nous filera sous le nez.
— Est-ce que tu essaies de me convaincre, papa, ou es-tu en train de m’expliquer ce que tu as déjà décidé ?
— Eh bien, trois entrepôts spatiaux ont été réinstallés, et j’ai envoyé des équipes y travailler.
— Comment comptes-tu gérer des chantiers et cette station en même temps ? Tu ne peux pas être partout à la fois.
— Eh bien, il y aurait bien la possibilité que tu t’occupes des chantiers…
Elle secoua la tête.
— Non merci. Je tournerais vieillarde avant mes vingt-cinq ans.
— Tu seras toujours ma petite fille, gloussa-t-il. (Zhett demeura de marbre.) Je me doutais que tu dirais ça, c’est pourquoi j’ai discuté avec Denn Peroni. C’est un gérant tout à fait convenable, et il en a assez de piloter le Persévérance Obstinée. Il veut devenir le prochain Orateur, suivre les pas de sa fille.
— Je croyais que toi-même, tu briguais ce poste, papa.
— Non merci. Je tournerais vieillard avant mes cinquante ans.
— Tu as cinquante ans.
— Mais je ne les fais pas, pas vrai ?
— Non.
— Traiter avec les chefs des stations suffit à me tenir éveillé la nuit et à me flanquer des migraines. Alors, devoir concilier tous les clans !
Il entama son déjeuner avec entrain. Entre deux bouchées, il dit :
— Maintenant, raconte-moi ce qui s’est passé entre toi et Nikko. Quand reviendra-t-il te voir ?
— Aucune idée, répondit Zhett. Il avait pris du retard pour son étape sur Constantin III.
Les approches maladroites de Nikko lui avaient d’abord paru adorables, avant de l’énerver. Il ne disait jamais ce qu’il voulait, n’essayait jamais de lui voler un baiser. Un jeune homme passif et indécis n’était pas le genre de compagnon que désirait Zhett.
— Eh bien ? de quoi avez-vous discuté, tous les deux ?
— Tu veux savoir la vérité, papa ? Nous avons parlé de ses parents, combien ils lui manquaient et combien il s’inquiétait à leur sujet. Ils ont disparu quand les Terreux se sont emparés des astéroïdes-serres de Hhrenni. Personne ne sait où ils ont été emmenés.
Son père acquiesça sobrement.
— Nous aurons plus de nouvelles dans les mois qui viennent, et toutes ne peuvent pas être mauvaises. Reste en contact avec ce jeune homme. Je peux dire qu’il a le béguin pour toi.
Elle roula les yeux, et il devança sa réplique :
— Je sais, je sais, tout le monde a le béguin pour toi. Mais il faut que tu en tiennes compte. Je ne pourrai pas gâter mes petits-enfants tant que tu ne m’en auras pas pondu quelques-uns.
— Je ne suis pas prête. En fait, je ne suis pas intéressée par une idylle pour l’instant.
— Alors, tu n’en as pas encore fini avec Patrick Fitzpatrick ?
Les yeux de la jeune fille flamboyèrent.
— Avec lui ? Il ne m’a jamais intéressée. Jamais.
— Bien sûr que non, ma douce. Bien sûr que non.
Le sourire entendu de son père exaspéra Zhett. Lorsqu’il se leva pour prendre des desserts, elle en profita pour s’éclipser avant qu’il la bombarde de questions.