10
Nira
Il n’y avait qu’un seul surgeon sur Ildira. Une pousse d’un vert pâle, qui dardait d’un débris d’arbremonde carbonisé. Celui-ci était mort mais, on ne savait comment, Nira – aujourd’hui réunie avec son bien-aimé Jora’h – y avait ravivé une étincelle du verdani. Elle avait eu l’impression de redevenir une prêtresse Verte : une véritable résurrection, après les horreurs qu’elle avait vécues dans le camp de reproduction de Dobro.
Depuis qu’elle avait pardonné à Jora’h, elle ne voulait plus jamais être séparée de lui. Elle était agenouillée avec lui dans le terrarium de la hautesphère. Se tenir à ses côtés suffisait à son bonheur. Un chaud sourire aux lèvres, elle replaça le surgeon au milieu des autres fragments de bois. Un Vagabond les avait apportés sur son vaisseau de négoce à Mijistra. Le Mage Imperator les avait tous achetés, en mémoire de Nira qu’il croyait morte. Peut-être rien n’était-il perdu pour ces fragments.
— Prends de nouveau ma main, Jora’h.
Naguère encore, le contact d’un homme l’aurait fait frémir de répugnance. Mais pas celui-ci… pas Jora’h.
— Peut-être pouvons-nous en réveiller un autre.
— Essayons, si tu le désires. Nous avons réussi une fois.
Ni l’un ni l’autre ne savait vraiment comment l’étrange convergence du télien et du thisme, conjuguée au réveil de la forêt-monde, avait allumé l’étincelle qui avait déclenché la renaissance du minuscule arbremonde. Ce surgeon avait tout changé.
Jora’h lui tint la main au-dessus des morceaux de bois desséchés, tel un mémorial de l’honneur ildiran et de la vérité bafoués par les sinistres artifices de son père. Il semblait aussi empli de chagrin que Nira.
La jeune femme ferma les paupières, pressa l’autre main contre la surface charbonneuse d’un des morceaux. Elle sentit Jora’h qui essayait de lui ouvrir son esprit, et envia la communion que chaque Ildiran pouvait partager avec le Mage Imperator. Mais en dépit de leurs efforts, ils ne parvinrent pas à se connecter. Quelque chose manquait. Le thisme et le télien étaient peut-être identiques, peut-être parallèles, mais ils ne se chevauchaient pas.
Nira abandonna, déçue. Jora’h l’étreignit sans un mot. Elle se sentait incroyablement lasse, comme si ses efforts avaient drainé ce qui lui restait d’énergie.
— Nous avons toujours un arbremonde, dit-il. Et quand j’aurai arrangé les affaires entre nos deux peuples, nous visiterons Theroc et rapporterons d’autres surgeons. Je le promets.
Nira serrait les mains douces d’Osira’h et contemplait ses yeux agate. Toutes deux étaient assises sur le sol, les jambes croisées. Mille pensées fluaient entre l’esprit ouvert de la mère et celui de la fille, augmenté de pouvoirs télépathiques.
Un tel partage s’était déjà produit une fois, dans le camp de Dobro, alors qu’elle était en proie au désespoir. Le flot de souvenirs, au cours de ce bref contact, avait changé la vie de la fillette, en révélant son endoctrinement forcé par l’Attitré Udru’h.
D’ordinaire, la transmission d’informations d’un prêtre Vert ressemblait à un rapport. La connexion d’Osira’h avec sa mère, grâce à sa sensibilité au thisme ildiran, était en revanche bien plus vivante. Un lien spécial les unissait toutes deux. À travers les yeux de sa fille, c’était comme si Nira revivait les années d’entraînement mental que sa fille et ses autres enfants avaient subies, tandis qu’ils étaient l’objet des soins d’Udru’h.
Après qu’elles eurent partagé tous leurs souvenirs, Nira rouvrit les yeux et les riva sur la jeune fille. Et elle vit la beauté de ses traits, qui lui rappelaient Jora’h, et un amour insatiable pour sa fille l’envahit. Mais elle comprit également la peine qui assombrissait son cœur.
— J’ai seulement huit ans, mère, dit Osira’h, et j’ai déjà accompli ma destinée.
Nira l’attira sur ses genoux et se mit à la bercer, comme une mère ordinaire bercerait une enfant ordinaire.
— Je ne le crois pas. Des possibilités extraordinaires s’offrent à toi, de même qu’à tes frères et sœurs. Mais avant, nous pouvons être une famille. Oui, une vraie famille.
Nira se rappela son éducation sur Theroc, entourée de ses parents, ses frères et ses sœurs dans le récif de fongus. Depuis son retour, elle était comme hébétée, de sorte qu’elle n’avait appris que récemment que sa famille avait été décimée lors de la première attaque hydrogue. Aujourd’hui, cette perte se faisait cruellement sentir, même si cela restait en même temps irréel. Elle regrettait d’avoir été si loin d’eux, et se sentait d’autant plus déterminée à renouer avec les siens.
— Nous devrons inventer nos règles et nos traditions, dit-elle en souriant. (Elle aida Osira’h à se remettre debout.) Allons voir tes frères et sœurs.
Nira les trouva à l’observatoire de l’étoile principale. À cause du jour constant, les astronomes n’utilisaient pas de télescopes. Jusqu’à ce que les Ildirans s’aventurent dans l’espace, aucun d’entre eux n’avait jamais vu de ciel nocturne. Dans la pièce sans fenêtres, des plaques de cristal rectangulaires affichaient des images satellitaires. Chacune d’elles montrait une vue superbe, comme autant de fenêtres ouvertes sur l’univers. Nira se sentit prise de vertige, comme si elle tombait tête la première dans une étoile.
Des filtres atténuaient la luminosité, de sorte que les spectateurs puissent observer la surface bouillonnante de plasma de l’astre principal. Une demi-douzaine d’écrans montraient les autres étoiles voisines, de diverses couleurs et magnitudes. L’un des fameux Sept Soleils, cependant, était mort.
En compagnie de ses cinq enfants, Nira examina les restes de l’étoile que les hydrogues et les faeros avaient éteinte. Les deux garçons, Rod’h et Gale’nh, paraissaient rebelles et pleins de colère. Leurs deux sœurs plus petites, en revanche, s’intéressaient davantage aux soleils flamboyants, trop jeunes qu’elles étaient pour comprendre la tragédie que représentait l’extinction de Durris-B.
Nira toucha l’épaule de Rod’h. Au début, il lui avait été difficile de surmonter son ressentiment envers les frères et sœurs d’Osira’h, car ils résultaient de multiples séances de viol destinées à la mettre enceinte. Avec le temps, elle avait fini par les accepter. Peu importait qui était leur père, c’étaient aussi ses enfants. Ils n’étaient pour rien dans l’identité de leur procréateur. Ils étaient exceptionnels, uniques et irremplaçables, et elle les aimait tous.
L’image de l’étoile morte évoquait une cicatrice dans l’espace. Des cicatrices… tous avaient des cicatrices. Jora’h avait l’intention de guérir son empire comme le cœur de Nira. Celle-ci s’occuperait de sa famille. Bientôt, tous auraient recouvré leur unité.