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Orli Covitz
Assise au sommet de l’enceinte en béton résineux, Orli regardait les Klikiss qui poursuivaient leur besogne aussi absconse qu’acharnée. Sans M. Steinman, la solitude lui pesait. Elle se demanda si elle n’aurait pas dû se joindre aux quelques dizaines de colons partis clandestinement retrouver Davlin Lotze. Sa rencontre avec le spécex l’avait profondément perturbée. Elle avait les coudes sur les genoux et le menton niché au creux des mains.
UR, le comper de modèle Institutrice, arriva, entouré des sept enfants placés sous sa garde. Orli était bien trop vieille pour être surveillée comme eux, mais trop jeune encore pour être considérée comme une adulte. UR glanait des informations afin d’instruire et de protéger ses élèves, ou tout du moins les préparer à l’avenir. En attendant, ces derniers s’amusaient en essayant de donner un sens à ce que fabriquaient les insectes.
Des ouvriers grimpèrent le long d’une rampe qui courait sur la face extérieure de l’enceinte, d’où ils déversèrent leur mixture douteuse. Roberto Clarin et le maire avaient rationné leurs propres provisions afin de ne pas se retrouver totalement dépendants du ravitaillement des Klikiss. Néanmoins, Orli sentait son estomac gronder sans répit. En ce moment, elle aurait même avalé la soupe de champignons de Dremen.
Les colons aimaient à se réunir au sommet du mur ; un endroit idéal pour ces personnes angoissées, et paradoxalement rongées par l’ennui. DD et Margaret Colicos s’approchèrent du petit groupe. Le premier s’anima lorsqu’il aperçut Orli et UR. Les deux compers avaient établi des liens d’amitié.
— Quelle belle journée, dit-il. Selon les normes humaines, le temps est agréable. Vous profitez de la vue, Orli Covitz ?
— La vue serait meilleure sans tous ces Klikiss dans mon champ de vision.
— Oh là là, vous aurais-je vexée ?
— Probablement, DD, dit Margaret, qui semblait être venue dans un dessein bien précis.
— Je n’en avais pas l’intention.
— Ça va, DD, déclara Orli. Je suis simplement inquiète. Toujours inquiète.
— Tu n’as encore rien vu, enchaîna Margaret en jetant un coup d’œil en direction de la cité extraterrestre. Regarde.
Un tumulte enfla dans la partie la plus ancienne de la cité, où se trouvait le transportail. Les guerriers se déplacèrent, les ouvriers s’écartèrent précipitamment tandis que la fenêtre de pierre se mettait à bourdonner. Au cours de la semaine passée, elle avait vu des commandos traverser le passage vers des destinations inconnues. Des terrassiers, des ingénieurs, des bâtisseurs et d’autres sous-classes avaient suivi. À présent, certains revenaient.
Beaucoup d’entre eux semblaient durement touchés et souffraient de diverses blessures, comme s’ils avaient participé à une grande bataille. Plusieurs avaient les élytres déchirés, tandis que d’autres présentaient des moignons : leurs membres segmentés avaient été brisés net ou arrachés de leurs articulations.
— Le spécex a découvert une infestation de robots noirs sur Scholld, l’une des anciennes planètes klikiss. Il a envoyé des guerriers et repris la cité, monté des usines et des vaisseaux, étendu sa sous-ruche. Et fait des prisonniers.
Orli repéra d’autres silhouettes insectoïdes noires parmi les Klikiss de retour. L’un des enfants d’UR cria :
— Regardez, ce sont des robots !
Margaret arbora une expression indéchiffrable.
— Trois prisonniers indemnes. Un cadeau pour le spécex.
— Que va-t-il en faire ? l’interrogea UR.
— Les martyriser, et se régaler de chaque instant du spectacle.
— Ces robots sont mauvais, dit Orli d’un ton aigre. Ils méritent ce qui va leur arriver.
— Ils ont été fabriqués pour agir exactement comme les Klikiss l’ont voulu. Ceux-ci sont bien plus cruels que leurs robots. Tu vas t’en rendre compte dans une minute.
Les trois captifs semblaient dans tous leurs états. Face aux bâtisses antiques, ils battirent l’air de leurs bras métalliques et tournèrent la tête en tous sens. C’était comme si la terreur avait pris possession de leur esprit. Orli aperçut leurs yeux écarlates qui clignotaient.
— Pourquoi sont-ils si effrayés ?
— Parce qu’ils savent ce qui va leur arriver.
UR rassembla son troupeau et dit d’une voix sévère :
— Peut-être que les enfants ne devraient pas assister à ce spectacle.
— Je veux regarder !
DD s’approcha d’UR, tel un garde du corps.
— Nous pouvons les protéger, n’est-ce pas ?
L’Institutrice ne répondit pas, mais emmena rapidement ses élèves hors de vue.
Les guerriers d’escorte s’écartèrent, laissant les trois robots groupés au centre, comme dans une arène… ou une chambre d’exécution. Quatre accouplants s’avancèrent en jacassant.
— On dirait qu’ils dansent, fit remarquer Orli.
— C’est une parodie de leur rituel de reproduction. J’ai déjà vu cela, et j’espérais ne plus jamais devoir en être témoin. Il s’agissait d’une expérience. Les Klikiss ne savaient que faire de ce pauvre homme… (Elle baissa la voix.) Il était désorienté et terrifié. Son nom était Howard Palawu. Quand il a aperçu les accouplants et le spécex, il s’est mis à crier.
Orli sentit une boule dans son estomac.
— Que… Que lui est-il arrivé ?
— Les Klikiss ont trouvé que la chanson formée par ses cris n’était pas convenable, contrairement à celle de ma boîte à musique. Cependant, comme ils ne connaissaient pas cette chanson, les accouplants ont incorporé son matériel génétique de Howard. Voilà pourquoi certains nouveau-engendrés comportent des caractéristiques humaines. À chaque fisciparité, le spécex adapte la morphologie des sous-espèces.
Certains Klikiss avaient un crâne humanoïde, un corps blafard, et leurs membres multiples semblaient provenir de cadavres. Ils sautaient d’ombre en ombre tandis qu’ils regardaient le rituel. Ils avaient une ressemblance plus prononcée que leurs congénères avec des humains, avec leurs plaques faciales rigides qui évoquaient le profil de quelque affreux mannequin.
— D’après mes observations, les accouplants ont pour charge de récolter du matériel génétique afin que la ruche ne stagne pas et ne s’enferme pas dans la consanguinité. Ils s’approprient des formes issues de ruches sans lien de parenté. Ils dévorent des Klikiss rivaux afin de récupérer leur ADN. Celui-ci s’exprime dans le langage des accouplants ; en d’autres termes, dans leurs chansons.
Orli n’avait pas compris toute l’explication, mais cela avait l’air horrible.
Les trois machines noires se mirent à striduler d’une voix perçante : face aux accouplants qui les titillaient, elles émirent une succession effrénée de mélodies, de crissements et de modulations. Mais aucune n’eut le pouvoir de repousser leurs bourreaux. Les accouplants les piquaient au moyen de longues gaffes déchargeant des arcs électriques bleutés. Les robots émettaient des cris aigus et ouvraient leurs élytres blindés, comme s’ils souffraient intensément.
— Il m’a fallu longtemps pour apprendre toute leur histoire. J’ai lu leurs écrits, étudié les équations gravées dans leurs ruines. La plupart des Klikiss ont été exterminés par leurs robots. Les quelques survivants ont contre-attaqué non seulement les robots, mais aussi les hydrogues. C’est là qu’ils ont inventé le Flambeau klikiss, une superarme, mais trop tard. Un spécex a survécu et s’est échappé sur un monde perdu en reprogrammant un transportail. Pendant des milliers d’années, l’espèce s’est rétablie et a dressé ses plans.
» À la suite de leur quasi-extermination, il restait trop peu de Klikiss pour fournir assez de diversité génétique. Le spécex survivant a trouvé une race de prédateurs primitifs sur une planète éloignée. Ces derniers n’étaient pas très civilisés ni très intelligents, mais les accouplants les ont dévorés, incorporant leur structure génétique. Ce faisant, ils ont créé une sous-espèce encore plus forte avant de se plonger en hibernation. Après des siècles de lent rétablissement, les Klikiss se sont réveillés, ont éclaté en dizaines de sous-ruches, puis sont revenus par le réseau de transportails.
— Et voilà qu’aujourd’hui ils veulent se venger des robots noirs, dit Orli.
— Oh que oui.
Sur un signal silencieux, les accouplants s’élancèrent, leurs membres en forme de faux dentelées brandis. Ils s’abattirent sur les robots noirs terrifiés, fracassèrent leur corps, déchirèrent leur abdomen et en arrachèrent les capteurs internes, les circuits électroniques, le tissu conjonctif artificiel. L’un d’entre eux dévissa littéralement la tête d’un robot. Parmi les insectes s’éleva un concert de crissements, de couinements et de chants de jubilation.
Orli essaya en vain de détacher son regard de cette scène. Elle se rappela le robot noir totalement détruit qu’elle avait trouvé dans la cité troglodyte de Corribus, où les anciens Klikiss avaient livré leur ultime combat contre les robots et les hydrogues. Elle sut que ce rituel avait eu lieu auparavant.
Une fois que les accouplants eurent achevé de démanteler leurs victimes, les membres de la ruche se partagèrent les restes, tels des primitifs célébrant quelque sanglante victoire. Puis ils retournèrent à l’ouvrage. Au loin, plusieurs enfants pleuraient, en dépit des efforts d’UR pour les réconforter. Orli considéra les corps disloqués des robots.