4
Je suis avec Herbert Werner l'un des plus anciens pensionnaires des lieux.
Je fêterai bientôt ma trente-troisième année au Burghölzli. Je n'ai pas vu le temps passer. J'espère secrètement que l'établissement donnera une petite cérémonie à l'occasion. Trente-trois ans, cela se fête.
J'ai reçu de la part de la direction un cadeau inespéré. Une fonction officielle au sein de la clinique. J'y vois là une forme de reconnaissance, comme une médaille pour services rendus. J'ai été nommé jardinier du Burghölzli.
J'aurais bien aimé que monsieur Carl apprenne la nouvelle. Il aurait été fier d'Eduard. Hélas, Monsieur Carl nous a quittés. Gründ, qui a pris la place du surveillant Heimrat, m'a annoncé la nouvelle abruptement. Gründ a lancé : Ton Carl Seelig ne viendra pas te voir aujourd'hui, ni les autres jours. Quand il a tenté de rattraper le tramway en centre-ville, son écharpe s'est enroulée dans les roues et le tramway l'a traîné sur plusieurs mètres. Enfin, je ne rentre pas dans les détails. Il est mort. De toute façon, j'ai toujours détesté ce type. On se demande pourquoi il t'aimait tant, toi et tes semblables. S'occuper de vous est un métier. Carl Seelig en fait un loisir. Il casse les valeurs de notre travail.
J'ai compris que monsieur Carl était décédé par strangulation. C'est une fin terrible pour un homme de cette qualité.
Je n'ai plus personne à qui annoncer la nouvelle de ma promotion. Je ne veux pas user de mes nouvelles prérogatives pour en remontrer aux autres pensionnaires. Les gens sont jaloux. Certains ont prétendu que je devais ce titre à mon nom. Mon nom n'a jamais rien signifié ici.
Si on m'a assigné cette tâche, c'est parce que j'aime la terre et que je suis un honnête travailleur. On peut confier à Eduard Einstein les plus hautes fonctions. Il s'y attellera du matin jusqu'au soir sans faillir, ni se laisser atteindre par la fatigue ou le découragement. Et jamais les pensées sacrilèges qui assiègent son esprit ne le feront renoncer.
Bêcher est un métier. On se montre très exigeant à mon égard. Dans ce lieu censé guérir les âmes folles, les roses valent mieux que les jardiniers.
Je fais cinq pas en comptant jusqu'à dix. Je tourne à droite, je refais cinq pas en comptant jusqu'à dix, je tourne encore à droite puis encore cinq pas et encore à droite. Me voilà retourné au point de départ. Je trace un carré de pelouse dans mon esprit. Ce carré est précieux. Il délimite l'endroit que je vais ratisser. Nul n'est autorisé à pénétrer dans ce carré. La direction m'a mandaté pour ce travail. Elle seule pourrait intervenir. Ce sont des gens à cheval sur le règlement. Deux heures seront suffisantes pour ratisser mon terrain. Je suis un travailleur, sérieux et responsable. J'ai lu que les Américains et les Soviétiques disposaient d'un arsenal capable de détruire dix mille fois la terre. J'espère que mon terrain demeurera intact. Ici, au Burghölzli, on se sent à l'abri.