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Il est seul dans le compartiment. Le train roule maintenant depuis plus de quatre heures. La vallée est recouverte d'un manteau de brume que, de temps à autre, le vent descendu des montagnes vient dissiper.

Parfois des larmes silencieuses coulent sur ses joues. Parfois il éclate en sanglots.

Il a arpenté les quais de toutes les gares d'Europe, marché dans les rues de Tokyo, foulé le pavé des ruelles étroites de Jérusalem, a traversé le canal de Panama. Il a été salué par le président des États-Unis et l'empereur du Japon, a été reçu par l'archevêque de Canterbury inquiet de savoir si ses découvertes remettaient en cause l'existence de Dieu. On l'a acclamé à Shanghai, accueilli en héros sur la cinquième Avenue. La terre entière l'a porté en triomphe. Et lorsqu'il revenait s'asseoir à son bureau, le voyage se poursuivait dans son esprit, vers des univers que nul homme n'avait foulés. Il explorait des nouveaux mondes dans la poussière des astres, naviguait au milieu des planètes, traversait des espaces sans fin, repoussait les frontières de l'entendement humain. Il défrichait des îlots de particules élémentaires, mesurait l'expansion de l'Univers, avait cru deviner des étoiles naines, des masses noires gigantesques. Il remontait jusqu'à la source de la création, des milliards d'années en arrière, fouillait pour entrevoir la lumière, approcher des premiers commencements, avant l'instant où il est dit : « Que la lumière fût. » Ses yeux contemplaient l'infiniment petit, son regard se portait dans l'immense absolu. Dans la solitude de sa chambre, il inventait une nouvelle ère dominée par la matière et affranchie du temps. Il unifiait les lois physiques, donnait une nouvelle définition de la lumière. La lumière est à la fois onde et corpuscule. Une autre définition du temps. Le temps s'écoule plus lentement au niveau de la mer qu'en altitude. Une autre définition de la matière : la matière est la courbure de l'espace-temps. Il pressentait l'impensable : des ondes gravitationnelles existent. On avait usé à son égard des superlatifs les plus insensés. Il était l'objet des plus violentes controverses. Il était encensé, adulé, haï. Il était le génie du siècle, le Christophe Colomb des temps modernes ou le diable incarné. Aujourd'hui, c'est un homme seul qui roule vers son malheur.

Le train dépasse une succession de villages. On approche de Leipzig. Bientôt ses larmes se tarissent, ses yeux sont secs.

Le cours de la vie normale est brisé. La vie d'Eduard et son cerveau, sa vie, celle de Mileva et celle d'Hans-Albert. Il nourrissait l'illusion de maîtriser les événements. Il pensait que le sort de l'humanité dépendait de sa science. Il croyait avoir résolu les plus grandes énigmes. Une mouche bourdonne dans le compartiment, se cogne contre la vitre, tourne en rond au-dessus du siège en face. Son destin vole désormais aussi bas que cette mouche.

Le train s'arrête en gare de Leipzig. Il voit monter un groupe de chemises brunes. Leurs bottes résonnent sur le sol, les poings cognent contre les vitres. Ils passent sans le voir.

Le train est reparti. La locomotive crache sa fumée noire.

Il se demande s'il a pu commettre une faute qui pût provoquer pareil désastre. Quelque chose dans son comportement a-t-il abîmé le cerveau de son fils ? Un geste, une succession de propos ont-ils accompli l'irréparable ? Ou bien tout est tracé d'avance et tout est dans les gènes. Notre sort dépend du hasard.

Il a cru en l'intelligibilité de l'architecture du monde. Il ne peut imaginer un dieu qui récompense et punit l'objet de sa création. Il a toujours vu la raison se manifester dans la vie. Et la raison n'est plus nulle part dans l'esprit de son fils.

Il disait : « Je détermine l'authentique valeur d'un homme d'après une seule règle : à quel degré et dans quel but l'homme s'est-il libéré de son moi ? » Et voilà l'esprit d'Eduard privé de toute entrave, dépourvu de limites.

Il disait : « Dieu fait de nous des mortels immortels. Nous créons ensemble des œuvres qui nous survivent. » Voilà sa descendance entraînée dans le néant.

La frondaison des arbres borde la route. Le train s'enfonce dans une forêt sombre. La lumière filtre à travers les feuillages. Il croit apercevoir au loin la silhouette d'un cerf traversant les bois. Il se souvient des balades aux côtés d'Eduard, près de Zurich. Ils partaient des journées entières. On se promenait au Zurichberg, on allait au Hörnli, on marchait sur le Lägern. On flânait au milieu des hautes fougères, seuls, main dans la main, jusqu'à la nuit tombée. On marchait sous les érables et les châtaigniers dorés. Il apprend à son fils le nom des arbres et celui des oiseaux. L'enfant boit ses paroles. Pourtant il sait déjà tout. Tete est si doué. L'enfant le corrige sur le nom d'un rongeur ou d'une fleur des bois. Mais parfois, et de façon brutale, l'enfant se retire du monde. Eduard s'absente. Eduard se tait. Eduard entonne une comptine. Et ce qu'il exprime est soudain dissocié du contexte. Son discours est brisé. Après tout, le fils ne tient-il pas de son père ? Lui-même était un enfant différent des autres, solitaire, irascible, surnommé « l'Ours » et dont les crises de colère terrorisaient l'entourage. Hélas, la forme d'étrangeté qu'il devine chez Eduard lui semble sans pareil. Il ne parvient pas à la mettre sur le compte de l'hérédité. Un sourire qui jure avec un sentiment de tristesse. Une envie irrépressible, immotivée. Une césure brutale et passagère avec le monde alentour.

Il se demande si la séparation d'avec Mileva a pu accentuer les troubles. La distance entre lui et ses fils, l'abîme qui s'est creusé avec son ex-femme ont-ils constitué des éléments favorisants ? Et ces tombereaux de haine déversés entre époux. Non ! Les enfants de divorcés ne finissent pas à l'asile. Quant à la descendance des prétendus génies, qui peut savoir ce qu'elle devient ? La seule certitude, Mileva vit depuis toujours de longues périodes de désespoir. L'unique hérédité avérée, celle de la tante Zorka.

Mais il ne veut incriminer ni épouse ni tante. Et il ne plaidera pas coupable. Il ne dressera pas l'inventaire des fautes. Il ne mènera pas l'enquête. Il ne remuera pas le passé. Il ne remontera pas le chemin de l'enfance. Il n'attendra le dévoilement d'aucune vérité fatale. Aucun tribunal intérieur ne siégera. Aucun aveu ne sera fait. Pas de malédiction qui tienne. Nulle faute commise, nul acte répréhensible. Il n'y a rien à comprendre. Expliquer serait faire offense à la souffrance. Injurier ce malheur immense, cette vie de pauvre hère qui semble débuter. Ce temps de tourment, de douleur et de peine où l'existence d'Eduard a basculé, ce monde hors du monde. Nulle explication, ni refuge ni consolation, pas de salut dans la fuite, de remède au drame ou de clef du mystère. Ne pas percer le jeu des ombres. Mesurer simplement l'étendue du malheur comme il voit défiler, sous ses yeux, les forêts dans l'interminable nuit.

Le train ralentit. On entre en gare. Un homme pénètre dans le compartiment, s'assoit face à lui. L'homme sort de son cartable un livre et se plonge dans la lecture.

À la gare suivante, l'homme répond aux signes d'une femme l'attendant sur le quai, un enfant endormi dans ses bras. L'homme s'apprête à partir. Avant de sortir, il se retourne et demande, avec un sourire affable :

« Vous avez des enfants, monsieur Einstein ?… Deux fils ! Comme vous devez être fier ! »

 

Il se retrouve à nouveau seul. Des images du Burghölzli lui traversent l'esprit. Il revoit l'immense bâtiment. L'endroit lui est si familier. Il s'y est rendu à de nombreuses reprises au début du siècle, quand il était étudiant au Polyteknikum. Dans le cadre de l'étude des sciences humaines, un cours de psychologie est donné par les plus grands professeurs au sein de la clinique. Comment le destin peut-il ainsi jouer avec les hommes ? À quoi s'amuse Dieu si un tel dieu existe ? Quels dés viennent-ils de se lancer et dans quel dessein ? Les dés sont retombés, là, en ce lieu tourmenté. Il allait au Burghölzli lorsqu'il avait vingt ans. C'est l'âge de son fils aujourd'hui. Père et fils au même âge, à trente ans de distance, au même endroit maudit.

Il se revoit, à vingt ans, étudiant de l'École polytechnique de Zurich, traverser le perron du Burghölzli où les cours de science sont donnés. Il marche dans le jardin. Il n'avance pas seul. À ses côtés, Marcel Grossman et son ami Besso. Et derrière, cette jeune femme dont il aime la voix, la douceur, la présence et dont il entend le pas crisser sur le gravier. La petite troupe d'étudiants est accueillie dans une salle réservée à l'écart de la nef des fous. Ses amis ont pris l'habitude de laisser une place libre à sa droite. Mileva s'y assoit. Ensemble les étudiants commentent les cours, échangent leurs opinions. Ces cours le passionnent. Mileva s'y ennuie.

Les plus éminents psychiatres, universitaires de renom, médecins-chefs reconnus enseignent là. Eugen Bleuler, le directeur du Burghölzli, Rorschach et Jung. Auguste Forel, docteur honoris causa de l'université de Zurich, tente de faire partager ses théories sur l'eugénisme et la stérilisation forcée des malades mentaux. Eugen Bleuler s'étend sur sa découverte capitale. Une véritable révolution dans la science des âmes. Dorénavant, il ne sera plus question de démence précoce, moi, professeur Bleuler, j'ai inventé le terme de schizophrénie. Einstein, qu'en dites-vous ?

Lentement, le paysage change. Au lieu des grands plateaux, des plaines, se dressent des montagnes. On franchit d'interminables tunnels. On longe des précipices. De la neige recouvre les hauteurs. Une tristesse immense plane au long du chemin. Il finit par s'assoupir.

 

Il aura dormi d'un mauvais sommeil. Le train a traversé la frontière. On entre maintenant en gare de Zurich. Il se lève, prend sa valise, sort du compartiment. Il descend du wagon, traverse le hall, trouve un taxi au dehors. Il indique au chauffeur la destination. La voiture parcourt la ville. Le jour est en train de se lever. Depuis la route, il voit au loin l'immense bâtiment se dresser. Il demande au taxi de s'arrêter. Il souhaite marcher un peu. Il règle, sort. Il emprunte le chemin qui mène au Burghölzli.

Il parvient devant le bâtiment, sonne à la cloche du portail. Un homme en blouse blanche ouvre, le reconnaît, lui sourit, le salue, le convie à le suivre. On marche dans le jardin.

« Professeur Einstein, dit l'infirmier, puis-je solliciter un autographe ? Vous savez, c'est un bonheur pour nous d'accueillir votre fils. Enfin, si je puis m'exprimer ainsi. Ma mère répète souvent qu'à l'époque où elle travaillait comme serveuse au Terrasse, elle a pris votre commande à déjeuner. À l'époque, elle n'a pas osé vous parler. Et maintenant, c'est moi qui sers à manger à votre fils. »

Il pénètre dans le bâtiment. Ses pas résonnent sur le marbre. Il suit l'infirmier sous un porche. À mesure qu'il progresse dans le couloir, les hommes sont de plus nombreux. Quelques-uns discutent entre eux. D'autres demeurent silencieux, le regard fixe.

« C'est l'heure de sortie, explique l'infirmier. Mais ils préfèrent rester à l'intérieur. Ils ont peur des orages. »

Il entend crier dans son dos : « Einstein ! Einstein ! » Il se retourne. Un inconnu se poste devant lui, un sourire sardonique sur les lèvres. « Excusez-moi, explique l'homme, je vous ai pris pour un autre ! »

Ils poursuivent leur marche. Un couloir plus étroit donne sur une succession de portes.

« Ne soyez pas inquiet en voyant votre fils, dit l'infirmier. Vous comprenez, il s'est montré très violent. »

Ils s'arrêtent face à une porte. L'infirmier tire de sa poche un jeu de clés, en introduit une dans la serrure, tourne deux fois, et ouvre. Une lumière crue inonde la chambre. Un matelas est posé sur un sommier en fer. Dans un coin de la pièce, Eduard se tient, immobile, assis en tailleur, la tête penchée, les yeux dans le vague. Il est enserré dans une camisole.