Avant-hier, au Burghölzli, au milieu du jardin, sous un soleil radieux, une jeune fille très belle s'est approchée de moi, m'a pris la main et m'a entraîné vers un banc où nous sous sommes assis. Pas une seule fois, une personne du sexe opposé ne s'était comportée ainsi avec moi. Dans ses yeux brillait une lueur qui m'hypnotisait. Elle a posé ses mains sur les miennes. Elle me souriait sans raison. Elle a lancé :

« Je m'appelle Maria Fischer et il me semble t'avoir déjà vu quelque part.

— On me le répète souvent. J'ai un visage très commun.

— Tu as un très beau visage.

— Personne ne me l'a dit.

— Les gens mentent tout le temps. Ils cachent quelque chose.

— Je suis bien d'accord avec toi.

— Sais-tu ce qu'ils cachent ?

— Je ne serais pas là, sinon.

— Pourquoi es-tu ici ?

— Je ne sais pas.

— Moi non plus, je ne sais pas.

— Toi, il doit y avoir une erreur. Tu es belle, tu as l'air intelligente.

— Je crois que ce n'est pas une question d'intelligence.

— Alors, je ne vois pas.

— Ils me reprochent d'être folle.

— Ils nous accusent tous. C'est une véritable obsession. Je crois que l'on devrait prévenir les autorités.

— Inutile, ils sont de mèche avec… Tu me trouves folle, toi ?

— Moi, je te trouve très belle, si je peux me permettre.

— Oh, tout le monde se permet !… Est-ce que tu dis qu'elles sont belles à toutes les filles que tu rencontres ?

— Je ne rencontre aucune fille !

— Alors, tu parles sans savoir. Comment veux-tu que je te croie ?

— Tu as raison. C'est difficile. Je n'ai pas fait mes preuves.

— Essaie.

— Tu m'as accusé de ne pas t'aimer, et ce reproche m'est bien amer, puisque ce qui me tourmente, et ce qui t'importune, c'est mon trop d'amour, Adèle.

— C'est beau.

— C'est de Victor Hugo. J'aime beaucoup les poètes français.

— Tu n'as rien de plus personnel à me dire ?

— Laisse-moi le temps de chercher.

— Vous dites tous la même chose. C'est pour ça que je déteste les poètes… Je crois que je vais partir.

— Reste ! Je vais trouver des tas de choses personnelles à te dire. Je ne t'ai pas parlé de mon père ? Généralement les gens apprécient.

— Qu'est-ce qu'il a, ton père ?

— C'est Einstein.

— Et alors ?

— Tu ne connais pas Einstein ?

— De nom.

— Il est un père terrible.

— Qu'a-t-il fait de mal ?

— Il nous a abandonnés, mon frère et moi, entre les mains de notre mère. Il a quitté ma mère dans de terribles circonstances. Il l'a trompée sous toutes les formes. Il est parti pour une autre femme. Et selon maman, il trompe aussi cette femme avec d'autres femmes. Il aime les femmes, il les multiplie. Il est atroce. Personne ne le dit. On ne m'empêchera pas de révéler la vérité. Je le déteste.

— Moi aussi je déteste mon père.

— Il a trompé ta mère avec des femmes ?

— Non, il a couché avec moi. Il me viole depuis que j'ai cinq ans. Le dimanche matin quand ma mère va au marché. Tous les dimanches, il me viole. Je n'aime pas les dimanches. Ton père t'a violé aussi, toi ?

— Non.

— Alors je me suis trompé sur ton compte.

— Je peux te dire d'autres choses sur mon père.

— Tu parles trop de ton père. Ton père n'a pas plus de valeur que le mien parce qu'il s'appelle Einstein. Le fait d'être célèbre ne rend pas forcément plus odieux. Tous les hommes sont ignobles. S'il y avait un prix Nobel de la saloperie, mon père l'obtiendrait. Le tien a déjà le sien. Je vais te poser une question. Réponds-moi franchement… Est-ce que tu voudrais avoir du sexe avec moi ?

— Maintenant ! ?

— Dans la remise, au sous-sol. Tu veux ?

— Je ne peux pas avoir du sexe sur commande.

— Je ne te fais pas envie ?

— Oh, si, bien sûr. Jamais une femme aussi belle ne s'est adressée à moi.

— Ton comportement est étrange, Einstein. D'habitude les hommes acceptent ma proposition sans discuter et nous allons avoir du sexe au sous-sol, dans la remise.

— Qui sont ces hommes ?

— Je ne me souviens pas.

— Donne-moi un nom.

— Gründ.

— Gründ ! ?

— Et Forlich.

— Forlich ! ?

— Heimrat a refusé en raison du règlement. Mais j'ai bien vu que cela lui trottait dans la tête. Toi, on voit que cela ne te trotte pas. Tu es étrange.

— On me le répète tout le temps.

— Cela ne veut pas dire que tu vaux plus que les autres.

— J'ai bien compris.

— Ni plus ni moins, tu es un salaud comme tout le monde. Quand tu auras compris ça, tu iras mieux, et tu voudras avoir du sexe avec moi. C'est pour cela qu'il vaut mieux que je te quitte maintenant. Tant que tu n'es pas pourri de l'intérieur. Quel est ton nom à part Einstein ?

— Eduard.

— Adieu, Eduard. »

Elle est partie subitement. Si vous la croisez, prévenez-moi, une jeune femme très belle, qui vous prend les mains.