Aux abris ! On me dit que papa arrive. Branle-bas de combat à la maison. Le patriarche revient. Cela va faire des mois qu'on n'a pas vu l'absent. On lui déroule le tapis rouge. On met les petits plats dans les grands. Que croit donc maman ? Qu'Einstein va revenir vivre à Zurich comme au bon vieux temps ? Mon père est simplement de passage. Il va s'asseoir sur le canapé comme en terrain conquis. Effacées les offenses. Ecce homo.
À ce qu'on murmure, mon père ne roule plus carrosse. Finie la maison de campagne près de Berlin. Aujourd'hui, baraque en bois sur la côte belge. Bien fait pour toi, Albert. Tu fais trop le malin. Tu provoques le monde, tu éclabousses le peuple avec ton génie, tu écrases tout sur ton passage. Avec l'Adolf, c'est le combat des hommes à moustaches. Papa, tu voulais me donner des leçons, tu apprends enfin la vie. C'est douloureux, n'est-ce pas, ce poids sur les épaules ?
On m'a expliqué que papa quittait l'Allemagne à cause des juifs. C'est la grande question du moment outre-Rhin, qui est juif et qui ne l'est pas. On voit bien que les gens ne sont pas malades pour s'attacher à des choses pareilles. Allez parler de races supérieures au Burghölzli ! Nous sommes tous égaux devant le surveillant Heimrat.
Pour la venue de papa, promis, on ne parlera pas de surhommes. Maman veut que ce soit la fête. Une dizaine d'invités sera présente. Jamais vu ça. Buffet et concert prévu. Le père prodigue revient. Maman est tout émue. Elle me dit de ranger ma chambre. Je sais ce que cela sous-entend. Il paraît que je devrais cacher les images pornographiques au-dessus de mon lit. Je n'ai rien à cacher.
La dernière visite de mon père ne s'est pas bien passée. Il a voulu me faire la morale. Il veut m'apprendre à vivre. Que je sois raisonnable. Trop tard papa. C'est avant qu'il fallait se soucier de Teddy. Teddy n'est plus. Eduard sera le premier homme à voler de ses propres ailes.