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L'infirmière lui fait une piqûre de morphine. Lentement la douleur s'apaise. Une sensation de bien-être l'envahit. Elle a l'impression de partir en voyage. Elle marche dans l'air. Elle ne boite pas. Elle est sur le chemin du Burghölzli. Elle avance derrière trois hommes. Elle aperçoit au loin les fenêtres du grand bâtiment. Il fait un temps merveilleux. La rue est inondée de lumière. Les hommes devant elle sont vêtus élégamment. Ils sont jeunes et leur pas est alerte. Elle parvient à les suivre, sans trop forcer sur sa hanche. Elle aussi a rajeuni. Cela doit être l'effet de la piqûre. L'un des hommes se retourne. Il lui sourit. Il dit : Ma Doxerl, nous arrivons. Il arrête sa course. Les deux autres poursuivent. Le jeune homme lui tend une main amicale. Elle aime le sourire affiché sur ses lèvres. Elle admire la lueur dans ses yeux. Elle adore entendre sa voix, surtout lorsqu'il l'appelle ainsi, ma Doxerl. C'est le seul à la nommer ainsi. Jusqu'alors, son seul surnom avait été Mitza. Son père l'appelait Mitza, et son frère Milos, aussi. La petite bande est maintenant dans le jardin du Burghölzli, et Dieu que l'air est pur, que la lumière est vive. Le jeune homme murmure à son oreille des mots doux. Elle rit de bon cœur. Il lui déclare adorer quand elle rit de bon cœur. Elle assure qu'elle rira quand il le demandera. Elle sait rire aussi bien qu'elle sait compter. Il avoue qu'il n'a jamais vu une fille compter aussi bien. Elle demande si elle compte pour lui. Plus que tout au monde, il déclare. Ils ont pénétré dans le bâtiment, sont arrivés dans la salle de conférences. Ils s'assoient côte à côte. Un enseignant entre, salue, se présente. Il est professeur de médecine. Il annonce qu'il va parler de l'hypnose. Il assure que ce traitement va révolutionner la vie des aliénés. Il entame son cours. Elle écoute, perplexe. Puis elle n'écoute plus. Elle songe qu'il faudrait qu'elle parle au jeune homme de l'événement qui est advenu. Que plus rien entre eux ne sera comme avant. Que quelque chose de plus fort que leurs sentiments est arrivé. Quelque chose qui les unira définitivement. Elle ignore pourquoi, elle est sûre que ce sera une fille. Mais elle sera heureuse si c'est un garçon. Un grand bonheur l'attend, le plus grand des bonheurs. Ils vivront tous les trois, elle a choisi le nom, ce sera Lieserl. Puis viendront des garçons, mais pour le premier, elle préfère une fille, elle saura mieux y faire. Elle ressent tout à coup une gêne à sa jambe. Les paroles du professeur se font moins audibles. Elle ne comprend plus rien à ce qui se dit. Le mal augmente. Elle ne peut empêcher un cri de douleur. Le cri a fait fuir le jeune homme, disparaître le professeur, dissiper la lumière, fait tomber autour d'elle une épaisse pénombre. Des mains s'appliquent avec douceur, à piquer son bras droit. Elle entend, ce n'est rien, tout cela va passer. Elle entrouvre les paupières et croit apercevoir des flocons de neige battre la fenêtre. Il fait presque nuit au dehors. Elle espère retrouver au plus vite le chemin du Burghölzli. Elle espère que le jeune homme l'attendra encore. Elle sent ses paupières lourdes. Elle se demande si le cours sur l'hypnose reprend. Elle doit se tenir prête. Il faut qu'elle se relève. Elle tente de s'asseoir. Elle ne parvient pas à se redresser. Elle essaie de s'aider de ses mains. Ses mains ne répondent plus. Elle éprouve la sensation curieuse que son corps entier ne lui obéit plus. Elle ne s'appartient plus. Elle perçoit une sorte d'emballement dans sa poitrine. Une douleur terrible lui déchire le cœur. Elle ne ressent plus rien.