À l'enterrement de maman, il y avait peu de monde. Au milieu de l'été, les gens partent en vacances. C'est la mauvaise saison pour mourir d'une belle mort avec un enterrement à la hauteur.
C'est dommage, tout de même. Si peu de gerbes, si peu de fleurs pour une femme qui adorait les plantes, même si sa préférence allait aux cactus. J'aurais préféré que l'allée soit noire de monde. Que l'on soit venu de la terre entière pour dire adieu. C'est un instant unique dans l'existence.
Il faisait beau. On prétend que la pluie lors d'un enterrement est une bénédiction du ciel. J'espère que le soleil ne maudit pas.
En arrivant au cimetière, j'ai aperçu un homme de dos qui portait un chapeau et avançait lentement. Une fraction de seconde, j'ai cru que c'était mon père. Je n'ai pas pu réprimer une joie immense. J'ai voulu aller lui sauter dans les bras. Je me suis précipité. Arrivé près de lui, je me suis rendu compte que c'était quelqu'un d'autre. J'aurais dû me méfier.
Mon frère aussi était absent. Tu n'assistes pas aux funérailles de ta propre mère ? Tu portes bien ton prénom, Hans-Albert.
À vrai dire, il n'y avait personne de la famille. C'est à se demander s'il me reste une famille, si j'en ai jamais eu une. C'est pourtant dans ces circonstances qu'on compte ses vrais amis.
Nous étions une petite dizaine. C'est vraiment peu pour une femme de cette qualité. Mon père, j'en suis sûr, déplacera les foules.
Le prêtre, un Russe, dénommé Subov, a célébré les obsèques. Il a fait un très beau discours. Il a expliqué que maman connaîtrait le vrai bonheur au royaume des cieux. Les souffrances endurées lui donnaient accès aux portes du Paradis. Elle méritait un repos éternel. En réalité, toute mort est une délivrance, sans doute plus encore pour Mileva que pour les autres. Pour l'âme, c'est une renaissance. Mileva Maric est désormais avec les siens, les âmes charitables. Mileva Maric est de retour parmi les anges. Mileva n'a plus rien à redouter dorénavant. Le temps d'avant est terminé. L'épreuve a trop duré. Mileva Maric vivait dans la prison de son corps, peu à peu elle s'était retranchée du cercle de ses contemporains. Mileva est libre maintenant. Plus rien n'entravera la marche de son esprit. Il n'y a nulle infirme dans le royaume céleste. On ne boite pas à la droite du Seigneur. Le temps du malheur est révolu. J'ai été distrait à cet instant de l'homélie par un je-ne-sais-quoi. Mon attention a été attirée par le fait que la tombe portait le numéro 9357. J'ai aussi remarqué qu'à droite de maman reposait un dénommé Geza Ritter, à gauche un certain Jakob Serena. Je me suis approché de la tombe de Geza Ritter. Nous sommes restés longtemps face à face. Quand je me suis retourné, des gens jetaient une poignée de terre dans un trou. Le prêtre m'a demandé de faire de même. J'ai obéi. J'aime la sensation d'avoir les mains pleines de terre.
Les quelques présents m'ont ensuite embrassé tour à tour en tenant des paroles de réconfort. Je n'ai pas compris pourquoi.
Un homme vêtu comme s'il était de sortie, d'un costume trois pièces, s'est présenté à moi. Il a affirmé se nommer Heinrich Meili et être mandaté par mon père. J'ai eu un mouvement de recul. Il a souri. Il a affirmé être mon tuteur officiel. Il a précisé qu'il était juriste zurichois de formation comme s'il voulait m'en remontrer. J'ai répondu que j'avais fait ma première année de médecine. Il a souri. Il a expliqué que dorénavant, il s'occuperait de mes intérêts. J'ignorais que j'avais des intérêts. Il a terminé en disant que nous en reparlerions, ce n'était pas le lieu. Je croyais que c'était le lieu.
Puis le père Subov s'est approché et m'a pris à part. Il m'a étreint longuement comme si nous étions proches. Il a commencé à me parler et m'a appris que j'avais le droit d'être triste.
« La tristesse est un sentiment que je ne maîtrise pas bien, mon père. Je suis plutôt porté au désespoir et aux grandes colères. Je ne fais pas dans la nuance.
— Tu apprendras.
— Les larmes ne me viennent pas facilement. Dois-je me forcer ?
— Montre-toi patient.
— J'ai peur d'oublier maman si je laisse passer trop de temps.
— On n'oublie pas.
— Vous me rassurez, je croyais n'être pas normal.
— Tu es normal.
— Ce n'est pas ce qu'on dit… Si je vous ai bien compris, je ne reverrai jamais ma mère ?
— Dans l'au-delà, nous nous retrouverons.
— Comment la reconnaîtrai-je là-bas ? Aura-t-elle gardé son apparence humaine ? Est-ce que sa mort est définitive ? Dois-je attendre ma mort pour espérer la revoir ? Dois-je espérer ma mort ?
— Tu poses des questions que posent les enfants.
— On me reproche d'avoir gardé une âme d'enfant.
— Tu as une âme pure.
— On la dit malade depuis des années.
— Eduard, as-tu la foi ?
— Je ne ressens rien de particulier.
— Écoute simplement ton cœur.
— Mon cœur bat, mon père, je l'entends.
— Tu es sur la voie. »
Il m'a à nouveau serré contre lui. Puis il est parti. Je me suis retrouvé seul au milieu des tombes. Je me suis senti perdu. J'ai commencé à appeler ma mère comme toujours dans ces cas-là. Aucune réponse ne me revenait en écho. J'ai crié plus fort. Rien. Peut-être était-ce ce que le prêtre avait nommé le néant. Je suis retourné là où il avait fait son discours, au dernier endroit où j'avais entendu parler de ma mère. L'endroit était recouvert d'un tas de graviers blancs. Je me suis demandé si la réponse était là, sous la terre, puisque des cieux ne provenait aucune réponse. J'ai commencé à creuser avec mes mains. J'ai réussi à faire un petit trou. Deux hommes, en costumes sombres, ont surgi dans mon dos, m'ont saisi, chacun par une épaule. L'un d'eux a lancé : « Après la mère, on transporte le fils. » Je n'ai pas compris ce qu'ils voulaient dire. Je me suis débattu. On m'a ceinturé puis j'ai été reconduit au Burghölzli en bonne et due forme.
Le cimetière Nordheim, à Zurich, je ne le souhaite à personne pour l'enterrement de sa mère.