Aux dires de maman, cela fait cinq ans que mon père est en Amérique. Il est parti à temps. Sinon on l'aurait emprisonné à Dachau. Dachau n'est pas très loin d'ici. Ç'aurait été unique, deux Einstein internés en même temps, à deux cents kilomètres de distance. Peut-être aurait-on pu regrouper les familles ? Quoique la perspective de passer le restant de mes jours derrière des barbelés au côté de mon père n'a rien de réjouissant. Mais ça n'aurait pas duré si longtemps. Si mon père avait été arrêté, le monde entier aurait essayé de le faire sortir. Tandis que moi, nul ne s'en préoccupe.
Chaque jour, à 13 h 45, j'interromps ma sieste, je me lève du lit, lisse soigneusement le drap blanc, déplace l'édredon légèrement et le place plus au centre, à sa place, refais les angles au carré, ceux du bas du lit puis ceux du haut. Je recule d'un pas, examine le résultat, viens refaire l'angle du bas à droite, tapote sur un endroit du drap qui fait une bosse, souffle sur une plume de l'édredon jusqu'à ce que celle-ci tombe sur le sol, la prends entre l'index et le pouce, la pose sous le lit, à l'abri des regards, arrange les coins de l'édredon qui bâillent un peu, fait un pas en arrière, suis satisfait du résultat, veux vérifier que ce travail résistera à un poids d'environ 92 kg, m'allonge sur le sommier, demeure les bras le long du corps un instant, me relève, constate que le drap a été froissé, me remets au travail.
Il faut que tout soit parfait. Ce sera sans doute Gründ qui viendra vérifier la chambre, tandis que je préfère Forlich. Avec Gründ, la visite se termine toujours mal. Même s'il se montre moins tatillon que Forlich sur les angles au carré et la position de l'édredon. Contrairement à Forlich, il ne regarde jamais sous le lit – il ne parvient pas à se baisser en raison d'un mal de dos persistant dont il se plaint sans cesse. Ses vertèbres constituent un intarissable sujet de conversation depuis que l'une d'entre elles s'est déplacée. Sa douleur fait peine à voir. Je peux être ému aux larmes lorsque Gründ décrit combien le mal est intense, soulagé seulement par le fait de s'allonger sur le marbre froid. Je sais ce que souffrir veut dire. Même si par un heureux hasard, je n'ai jamais souffert du dos. Et c'est peut-être là, le seul endroit de mon corps qui n'a pas fait parler de lui.
« Si tu n'as jamais eu mal au dos, tu ignores ce que souffrir veut dire, rétorque toujours Gründ d'un ton de reproche.
— Non, je vous assure, mon lieutenant. (Gründ, pour des raisons obscures exige depuis quelques mois d'être appelé mon lieutenant.) Je peux imaginer combien vous avez mal.
— Je te dis que tu n'imagines pas !
— Je vous assure, mon lieutenant. Lorsque j'ai mal à la tête, cela peut être terrible aussi.
— Petit prétentieux. Tu affirmes souffrir autant que moi ?
— Cela tape fort entre mes tempes.
— Pas plus que dans mon dos.
— Assez fort en tout cas.
— N'essaie pas de faire le malin. Tu n'as droit à aucune prérogative ici. Tu seras traité comme tout le monde.
— Je ne revendique aucun statut, mon lieutenant.
— Si. Tu insistes, tu ne cèdes pas, tu ne renonces jamais. Tu vas m'obliger à user de la force. Ça n'est pas bon pour toi. Tu sais qu'en plus cela va me faire terriblement souffrir les lombaires de te mettre une branlée. Tu aimes me voir souffrir, c'est cela ? Tu vas le payer, tu vas mal finir, Einstein ! »
Comme Gründ est un homme de parole, l'entretien se termine toujours au cachot, avec un œil au beurre noir. Voilà pourquoi je préfère Forlich.