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Cela doit faire une heure qu'elle est assise sur un banc le long du lac. Elle était ressortie de chez elle, aussitôt après avoir passé son coup de téléphone à Albert et l'avoir prévenu de la catastrophe. Elle ne pouvait pas rester dans l'appartement au milieu du chaos laissé la veille par l'accès de violence d'Eduard. Elle souhaite un répit. Elle contemple les flots. Elle aimerait se laisser bercer. Que les eaux engloutissent le souvenir du jour passé.

Elle songe à la venue d'Albert. Cela fait deux ans qu'elle n'a pas vu son ex-mari. Depuis son second mariage, il ne vient plus à Zurich. Si le ressentiment s'est apaisé, elle ne parvient cependant toujours pas à pardonner. Ni le départ pour Berlin ni la séparation, son cortège d'offenses, le fait d'avoir été trompée, le sentiment d'avoir été humiliée. Après tout leur union n'était-elle pas vouée à l'échec ? Le mariage était né sous les pires auspices, considéré comme une mésalliance. Albert avait arraché la bénédiction de son père sur son lit de mort. Sa mère, Pauline Einstein, avait fulminé : « Tu es en train de gâcher ton avenir et ta carrière !…Ta “Dockerl” (ainsi surnommait-il Mileva tandis que lui était son “Johonzerl”) elle n'a sa place dans aucune famille convenable !… Elle, c'est un livre. Comme toi. Alors que c'est une femme qu'il te faudrait… Tu n'auras pas trente ans qu'elle sera déjà une vieille sorcière. » Mileva était vue comme un être maléfique. Mileva était plus vieille qu'Albert. Mileva était infirme. « Si elle tombe enceinte, tu seras dans de beaux draps ! » Albert n'avait pas voulu se laisser dicter sa conduite. Ils s'étaient mariés en 1904. Dix ans plus tard, ils se séparaient.

Dans les bras d'Elsa, Albert s'est réconcilié avec sa famille. Elsa n'a rien d'une sorcière, Elsa n'est pas une étrangère. Elsa fait littéralement partie de la famille. C'est la propre cousine au second degré. Pauline adorait Elsa. Einstein, l'homme qui a défié les lois de l'Univers s'était fait pardonner la trahison de ses vingt ans.

Son regard est attiré par une petite fille qui court sur la berge. L'enfant glisse, tombe par terre, s'écorche le genou, pleure à chaudes larmes. Sa mère se précipite, la couvre de baisers, examine la blessure, prend un mouchoir, essuie la plaie. Les sanglots s'apaisent. Ce n'était qu'une égratignure.

Elle observe la mère et l'enfant qui s'en vont, main dans la main. Elle les perd de vue.

Elle avait une fille qui s'appelait Lieserl et Lieserl était née le 8 janvier 1902. Lieserl avait de splendides yeux noirs, belles prunelles sombres qui brillaient au soleil, renvoyaient un éclat, illuminaient le jour. Ces grands yeux de velours la fixent sans cesse, l'interrogent, innocents : Comment as-tu fait ça ? Quelles étaient tes raisons ? Ce regard la hante depuis trois décennies.

Ni le temps ni l'oubli ne viendront panser cette blessure. Rien ne lavera l'horreur de ce crime. Elle a été, voilà trente ans, coupable de la pire monstruosité. Elle a abandonné sa fille peu après sa naissance.

Albert et elle n'étaient pas encore mariés. Toutes les portes leur étaient fermées. Elle avait manqué l'examen de sortie du Polyteknitum. Lui avait été licencié de son poste du collège privé de Schaffhouse. Ils étaient sans le sou. Ils ne mangeaient pas à leur faim. Peu après sa venue au monde, on avait confié Liserl à une nourrice, à Kac, dans son village natal. Lieserl était morte des mois plus tard des suites de la scarlatine.

Une chape de silence recouvrait cette disparition. Nul ne devait savoir, nul n'apprendrait jamais. Ils n'avaient mis personne dans la confidence. Ils n'en parlaient pas entre eux. La blessure était là, dans son cœur, béante et silencieuse. La naissance de deux fils n'avait pas cicatrisé la plaie. Rien ne peut apaiser pareille douleur. Rien ne peut réparer une honte semblable. Lieserl avait disparu. Son ombre continuerait de planer.

Hans-Albert et Tete savaient-ils ? Enfant, Tete tenait parfois de curieux propos. « Si j'avais une sœur, comment s'appellerait-elle ?… Si j'étais une fille, serais-tu contente de moi ?… Si j'étais une fille, m'aimerais-tu pareil ? » Elle s'emportait contre son fils : « Je t'interdis de parler ainsi ! » Il rétorquait : « Tu dis ça parce que vous ne m'aimeriez pas si j'étais une fille. Ici on ne laisse vivre que les garçons ! » Tete déchiffrait le silence des morts.

Lieserl était le secret le mieux préservé de la légende Einstein, mieux gardé que celui des Templiers. Aucun registre n'attestera jamais de sa naissance. Nul ne se doute encore aujourd'hui, en 1930, trente ans après les faits, qu'Albert et elle avaient eu et abandonné un enfant, que cette enfant était décédée. Lieserl Einstein avait été effacée des mémoires. Pour l'Histoire, la descendance d'Einstein ne comptera que deux fils. Lieserl était enterrée dans un coin de Serbie, connus d'eux seuls et dont ils ne révéleront jamais le lieu. Lieserl est une tache effacée des esprits.

Et nul autour d'elle, pas même sa propre sœur Zorka n'a su qu'elle a été mère une première fois. Aucune des biographies consacrées à Einstein, aucun reportage sur sa vie, dans Time Magazine ou le Frankfurter Allgemeine n'ont fait mention de cet événement. Nulle épitaphe sur la petite tombe. Aucune preuve inscrite ou gravée dans le marbre. On est tombés d'accord sur une vie sans traces. Le prénom de Lieserl n'aura été inscrit que sur quatre feuilles de papier. Quatre lettres échangées entre Albert et elle, au temps de sa naissance1. Elle a juré à Albert avoir brûlé ces lettres. Elle a menti. Elle n'a pas pu gratter l'allumette, embraser le papier. Ces quatre lettres sont l'unique trace du passage d'un ange.

Elle a abandonné son enfant. Elle a été jusqu'à effacer son nom de la mémoire des hommes. Est-elle digne d'être mère ? Le drame d'aujourd'hui n'est peut-être qu'une punition du ciel, un juste châtiment.