J'aime flâner sur les collines environnantes du Burghölzli, remonter les sentiers taillés dans l'herbe haute que traversent des ruisseaux. Je me poste sur le pont de bois qui enjambent les berges. Penché au-dessus de la balustrade, je pourrais rester des heures à contempler l'eau vive courir entre les pierres. Les jours de grand soleil, des étincelles de lumière éclatent sur les flots. Le bruissement de l'eau me murmure à l'oreille. J'écoute et je comprends. La nature me parle. J'entends de joyeux frémissements. Si on s'adresse à moi, je réponds, question de politesse. Je tiens cela de ma mère. Les hanches exceptées, je suis à son image. Quelqu'un de sage et d'effacé. Je ne veux de mal à personne. C'est dire comme ma douleur ici est grande.

Mon voisin de palier, Herbert Werner, s'est entretenu avec moi en début d'après-midi. À l'évidence, cet homme ignore les règles de la bienséance. Après s'être présenté, il s'est aussitôt flatté d'avoir tué son oncle, de l'avoir découpé en morceaux et d'avoir jeté les ossements dans les chutes du Rhin, à deux pas d'ici. Il l'a écrit dans son journal. Il m'en a montré quelques pages – une écriture appliquée qui noircit toute la feuille. Par politesse, j'ai feuilleté le livret. Un tissu d'immondices. Cet homme est menaçant. Un vrai danger public.

Cela dit, les restes de l'oncle d'Herbert Werner reposent dans le plus bel endroit qui soit. Les chutes du Rhin sont d'une splendeur qui n'a rien à envier aux chutes du Niagara. Depuis Zurich, prenez la direction de Schaffhouse. Comptez deux bonnes heures. Faites une brève halte dans la cité médiévale. L'église de Tous-les-Saints vaut le détour. Schiller y a trouvé l'inspiration pour son poème, La Cloche. Quand vous aurez terminé la visite de l'église, reprenez la Vordergasse, quittez la vieille ville, longez le sentier comme indiqué sur la carte, marchez quinze bonnes minutes. Il vous sera alors donné de voir un spectacle époustouflant, la furie du grand fleuve, les eaux tourmentées, bouillonnantes du Rhin.

Je ne nourris aucune animosité personnelle envers Herbert Werner dont, en d'autres circonstances, je pourrais même apprécier la compagnie. Par prudence, cependant, je reste sur mes gardes. D'un coup de cuillère, Herbert vous transpercerait la gorge. Mais je ne l'imagine pas lever la main sur moi. Les gens m'aiment bien en général – hormis peut-être mon père, homme d'exception à tous égards.

Une chose que je regrette cependant : le piano à queue de la grande salle du Burghölzli, on m'interdit d'y toucher. On prétend que je fais du tapage. J'admets que je ne joue plus aussi bien qu'avant. Les notes s'emmêlent dans mon esprit. Les partitions ne me parlent plus. Je vois des signes entre les dièses. Les bémols ne se soumettent pas aux règles. Pour couronner le tout, mes doigts ne répondent plus aux ordres de mon cerveau. Je montrerai un jour de quoi je suis capable. J'ai été un pianiste hors pair. Dans mon état, on ne se rend pas compte. Je jouais comme personne. Ma mère disait que j'avais un don. J'ignore ce que j'en ai fait.

J'ai appris dès mon plus jeune âge avec d'éminents professeurs de Zurich. Heinrich Reinhart était un enseignant affable avec qui j'ai franchi un cap. Les Nocturnes de Chopin, la Pathétique de Beethoven et Brahms, tout Brahms. Reinhart disait que je n'avais qu'à puiser dans ma mélancolie naturelle. On comprend que je ne date pas d'hier. Ensuite j'ai eu affaire à un dénommé Franz Braun, homme strict et obtus, tiré à quatre épingles, qui se faisait donner du Maître. Il considérait que je n'avais pas un niveau en rapport avec mes prétentions artistiques. Lorsque je manquais une croche, une règle en métal s'abattait sur mes mains. On a toujours bridé l'artiste en moi.

Maman m'a ôté des pattes de ce monstre. Elle-même donnait des cours pour arrondir les fins de mois. Je pris des leçons à ses côtés. Mais si c'était à refaire, je ne mélangerais pas les fausses notes en famille.

Franz Braun me terrorise encore aujourd'hui, alors que d'un coup de poing, je pourrais lui briser l'échine. Lorsque je passe devant chez lui, j'aperçois son visage toujours à la fenêtre. Il me scrute fixement. Il me menace encore. Il bat la mesure en m'observant. Qu'attend-il de moi ?

Il demeure que j'ai été un excellent pianiste. Bach, Schumann, Mozart, j'ai tout joué ou presque. Bien entendu on n'a retenu que les prédispositions d'Albert Einstein pour le violon. Le soleil brille toujours pour les mêmes.

Mais il y a plus mal loti que moi. On raconte qu'Alfred Fregzer, le patient qui occupe la chambre 57, n'a pas dit un mot depuis les années vingt. Il s'exprime par grognements. Un jour que nous nous trouvions côte à côte dans la cour, j'ai essayé d'entamer la conversation. Je lui ai demandé si ce que l'on racontait à son propos était exact. Il m'a répondu en geignant. J'ai poursuivi en demandant si depuis 1920, il avait noué des relations avec certains pensionnaires ou s'il préférait rester seul. Il m'a regardé d'un air las et s'est dirigé vers l'autre extrémité de la cour. Je tenterai de renouer le dialogue une autre fois quand le hasard nous réunira. Quand j'ai relaté ma rencontre au docteur Minkel, il m'a félicité et m'a dit que converser avec les pensionnaires était un bon moyen de sortir de l'isolement. Selon le docteur, je devrais persévérer dans cette voie. Je lui ai demandé si c'était la voie de la guérison. Il m'a observé d'un air froid. Puis son visage a rétréci. Sa tête est rentrée dans son cou. Son corps décapité a quitté la pièce comme pour me signifier que certaines questions ne se posaient pas. Je l'ai revu depuis. Il avait retrouvé la tête sur les épaules. Je le préfère ainsi. Mais, dorénavant, lorsqu'une question d'importance me vient à l'esprit, je tourne sept fois la langue dans ma bouche. Je n'aime pas voir le docteur Minkel dans tous ses états. Je déteste qu'on souffre par ma faute.