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La fille de mon frère est venue me voir.
Lorsque j'ai été prévenu de sa visite, j'ai demandé à Gründ de mettre mon costume gris pour l'occasion. Il a souri et m'a dit que la dernière fois que je l'avais essayé, la couture du pantalon s'était déchirée. J'ai proposé de mettre uniquement la veste ainsi que ma chemise blanche et une cravate noire, comme une marque de respect à l'égard d'un membre de la famille qui a fait le voyage de si loin pour simplement me voir. Personne n'est forcé après tout. Malgré le côté dépareillé de mon pantalon de survêtement, je pense avoir fait forte impression.
La fille de mon frère se nomme Evelyn Einstein. Je lui ai fait remarquer qu'elle avait les mêmes initiales que moi. Elle a tenu à préciser qu'elle n'était pas du même sang que moi, car c'était une enfant adoptée. Je l'ai réconfortée en lui rappelant que, d'expérience, les liens du sang n'étaient pas mieux.
D'une certaine manière, d'ailleurs, moi aussi j'ai été adopté, même si c'est par une institution. Mais nos vies ont pris deux sens opposés. Moi, je suis né Einstein pour finir dans un hospice, elle a connu l'inverse.
J'ignorais que mon frère avait adopté en dépit du fait qu'il avait déjà des enfants. Je trouve cela très généreux. Si j'en avais été informé auparavant et eusse appris que mon frère recherchait quelqu'un, j'aurais postulé pour le poste. J'aurais adoré qu'Hans-Albert m'adopte. Je sais bien que l'idée est un peu saugrenue. Sans doute aussi, la loi américaine qui est très à cheval interdit-elle d'adopter un membre de sa famille comme son frère.
Evelyn Einstein avait l'air très perturbée par son nom et son héritage. J'ai expliqué qu'il ne fallait pas. S'appeler Einstein nécessite un apprentissage, qu'on naisse avec ou pas. Cela peut prendre plusieurs décennies, voire une vie entière. J'ignore si, dans mon cas, je mourrai guéri.
Evelyn m'a confié qu'elle appelait mon père Grampa au temps où elle lui rendait visite à Princeton. Cela m'a ému. Grampa. Je suis sûr que cela a ému mon père aussi dans la bouche d'une petite fille. J'ai tenté de me souvenir comment j'appelais mon père. Sans doute papa comme tout le monde. Mais ce surnom ne lui va pas. Alors que maman allait très bien.
Evelyn a été adoptée peu après sa naissance à Chicago en 1941. Mon frère avait vraiment un grand cœur pour l'exilé de fraîche date qu'il était alors. Cela ne m'étonne pas, je garde un bon souvenir de lui. J'espère que la réciproque est vraie.
J'ai recommandé à Evelyn de ne pas s'alarmer de ma condition de patient de catégorie C. Je n'aimerais pas qu'elle fasse le voyage de retour le cœur triste. J'espère qu'elle emportera la meilleure image de moi.
J'ai demandé à Evelyn d'embrasser mon frère de ma part et de lui dire que je ne lui en voulais pas de son absence. Il est sans doute très occupé comme ingénieur des travaux publics. Il paraît que ses recherches sont reconnues en Amérique. Mais il doit se méfier de la célébrité qui va à l'encontre de la vie de famille. Hans-Albert avait entrepris de venir voir ma mère juste avant son décès. Il avait finalement dû renoncer appelé par son travail. Sur le moment, cela avait beaucoup chagriné maman qui était très susceptible. Moi, ce n'est pas pareil. J'accorde les circonstances atténuantes.
En prenant congé, Evelyn m'a longuement étreint entre ses bras et m'a embrassé. Personne ne s'était comporté ainsi depuis l'année où maman avait quitté ce monde. Si c'était à refaire, je recommencerais. La douceur est une sensation très agréable. J'imagine qu'on ne s'en lasse pas.
J'ignore si Evelyn reviendra. Elle a lancé un au revoir, pas un adieu, en partant, et les mots ont un sens excepté dans ma bouche. J'espère qu'elle tiendra promesse. J'ai expliqué à Gründ que j'essayerais de maigrir pour pouvoir entrer dans le pantalon du costume à sa prochaine visite. Ça l'a fait beaucoup rire. Pourtant c'est important de faire bonne figure devant la famille.