Les gens qui me connaissent vous diront que je suis fou. N'en croyez rien. Le propre des fous est d'ignorer qui ils sont. Je suis le fils d'Einstein. J'imagine le doute dans votre esprit. Le fils d'Einstein ? ! C'est inscrit sur mon passeport. Eine Stein, en un mot. Eduard de son prénom, né à Zurich, le 23 juillet 1910. Menez votre enquête. Je suis de notoriété publique.

Ma mère prétend que je suis le portrait craché de mon père. Elle évoque une lueur d'intelligence dans le regard. Si je possédais un brin de malice, cela se saurait. Ou ai-je perdu cette qualité en grandissant ? Depuis peu, certaines de mes facultés m'échappent. N'est-ce pas la raison de votre présence ici ? Ou êtes-vous là seulement pour entendre parler de mon père et salir sa mémoire ?

Quant à la question de mon identité, il est bon de préciser, en ce début troublé des années trente, que, contrairement à ce que mon patronyme laisse entendre, je ne suis pas juif. Qu'on le dise haut et fort, Eduard Einstein est chrétien orthodoxe, baptisé le 4 juin 1912 dans la bonne ville de Novi Sad, en Serbie ! Je dispose de tous les documents nécessaires.

Les tourments que j'inflige à ma mère remontent au jour de ma naissance. Maman me l'a souvent répété, l'accouchement fut un vrai calvaire. Les adultes parlent à tort et à travers sans imaginer la portée de leurs actes. À entendre maman, il aurait été préférable que je ne vienne pas au monde. Que serais-je devenu ?

La délivrance fut, paraît-il, une terrible épreuve. Le bassin de ma mère était trop étroit pour la grosseur de mon crâne. Les hanches sont le point faible de la famille Maric. On boite de génération en génération. La hanche se luxe dans l'enfance. Ensuite, on marche sur la tête. La malédiction frappe un grand nombre de Serbes de la région de Novi Sad. J'ai échappé à cette infirmité. Je mesure ma chance.

Ma mère boite depuis toujours. Gamine, on se moquait d'elle. Vous connaissez les enfants. On prétend qu'ils sont plus cruels que les adultes. Mais ce sont les adultes qui parlent ainsi.

Lorsqu'on me demande ce qui m'amène dans ce lieu, à vingt ans, je retourne la question. Pensez-vous que je sois capable d'avoir battu ma mère ? Je suis un garçon calme, taciturne de nature et bien incapable de lever la main sur quiconque, a fortiori sur celle qui m'a mis au monde dans d'horribles circonstances. Maman prend soin de moi, seule, depuis tant d'années, il faudrait être ingrat. Pourtant, si ma mère l'affirme, je ne la contredirai pas. J'ai perdu récemment la maîtrise de mes gestes. Dans un instant d'égarement, ma main a peut-être giflé son doux visage ? Je demande pardon dans ce cas regrettable.

Suis-je bien le genre de la maison ? Ici, on me traite comme un demeuré. Je suis tout sauf inculte. J'ai lu dans ma jeunesse toute la bibliothèque de mon père. J'ai avalé Schopenhauer et Kant, Nietzsche et Platon. J'ai dévoré Thomas Mann. À six ans, je lisais Shakespeare. Vous avez peine à me croire ? « Un haut degré d'ambition change des gens raisonnables en fous qui déraisonnent. » Qui a dit ça ? Kant l'a dit.

Et par-dessus tout, j'ai lu Freud. Tout Freud. Malgré les apparences, je suis en première année de médecine. La faculté de Zurich est une des meilleures d'Europe. Je reste dans ma chambre à étudier, des semaines entières sans mettre le nez dehors. Mon père me recommande de prendre l'air. C'est commode pour lui. Moi, j'ai besoin de beaucoup travailler. Je ne suis pas Einstein.

Et savez-vous vers quelle spécialité je compte m'orienter ? Vous êtes sur la voie. Je rêve d'être psychiatre ! Finalement, je crois avoir pris le meilleur raccourci : je suis entré à la clinique par la grande porte.

Je sais que Jung était assistant à votre place. Ou était-ce la mienne ? Nous échangerons plus tard. Ces temps-ci, ma pensée n'est plus en conformité. Mes actes se dérobent à ma volonté. Dans mon cerveau éclosent toutes sortes de choses. On dirait que je mue. À vingt ans ! La nuit, je ne dors pas. Le jour est pire encore. Lorsque j'ouvre les yeux, les objets se déplacent, prennent de drôles de formes. Plus rien n'est solide, rien ne possède d'angle. Des visages grimaçants se fondent sur le mur. On frappe à la porte, et quand j'ouvre : personne ! Il y a aussi ces voix qui murmurent à mon oreille des paroles que maman n'entend pas. Je me demande si elle ne devient pas sourde avec l'âge.

J'ai d'autres éléments à signaler, de petits riens sans importance.

La semaine dernière, j'ai vu un chat pénétrer dans ma chambre, affirmer que j'étais beau. Maman m'a certifié le contraire.

Le surlendemain, une femme sans tête s'est glissée dans mon lit, a plongé sous les draps en tenant des propos scabreux et avalé mon sexe dans son bas-ventre. C'est une sensation que je ne souhaite à personne.

Début septembre, une foule gigantesque s'est massée sous ma fenêtre en agitant des fourches sur lesquelles était plantée la tête de mon père.

Dans la nuit du 12, j'ai avalé un essaim d'abeilles, du miel m'en est sorti par les oreilles.

Par bonheur, finalement, les voix se sont apaisées. Les foules se sont tues. Les abeilles ont migré. Les intrus sont allés frapper à d'autres portes que la mienne. Le chat n'est pas revenu. Prévenez-moi si vous le croisez. Un gros chat au pelage blanc, qui vous parle avec un air doux.

Je vais vous poser une question, vous qui croyez tout savoir. Supposons que, me trouvant devant la fenêtre d'un wagon d'un train en marche, je laisse tomber une pierre. Les lieux que parcourt la pierre sont-ils situés sur une droite ou suivent-ils une parabole ?… Vous faites moins le malin !

Je suis ici depuis plusieurs heures et nul, à part ma mère et vous, n'est encore venu me voir. Le règlement interdit-il les visites ? A-t-on songé à prévenir mes proches ? Ma mère a peut-être quelques raisons de ne pas rester auprès de moi. Je n'ai pas été aimable avec elle et cela constitue peut-être une des causes de ma présence ici. Mais mon père pourrait faire le déplacement. Berlin n'est pas à l'autre bout du monde. Je vous communiquerai son numéro de téléphone quand les nombres ne s'emmêleront plus dans mon esprit. Envoyez donc un télégramme. Albert Einstein, 5, Haberlandstrasse, Berlin.

Peut-être ne me croyez-vous toujours pas ? Peut-être que de nombreuses personnes se présentent en ce lieu en affirmant être le fils d'Einstein. Je ne leur jetterai pas la pierre. Porter un illustre patronyme peut être considéré comme une chance. On croit que la gloire rejaillira sur soi. On se trompe lourdement. Le nom d'Einstein est une charge pour le commun des mortels. Une seule personne possède les épaules assez solides pour supporter un tel fardeau : mon père. Ni mon frère ni moi n'avons la stature. Voilà la cause de mes tracas si c'est ce que vous cherchez.

Quand d'autres prétendants au titre de fils d'Einstein se présenteront ici, je veux bien leur parler. Je révélerai le prix à payer. Je montrerai la facture. Plus jamais ils ne se targueront de se nommer ainsi. Quant à ceux qui se prennent pour Napoléon, débrouillez-vous sans moi.

Tout à fait entre nous, je porterais volontiers le nom de ma mère. Je n'en serais sans doute pas là. Hélas, il n'est pas facile de remonter le temps. Mon père a déjà étudié la question. Je ne marcherai pas sur ses plates-bandes.

Allez, je vous donne la réponse sur le problème de la pierre et du wagon. Je vois la pierre tomber de façon rectiligne. Le piéton observe une parabole. Il n'y a pas de vérité en soi. Votre réalité n'est pas la mienne. Prenez-en de la graine.

Après tout, qui me dit que vous êtes docteur ? L'endroit doit attirer les affabulateurs. J'apprendrai pourquoi vous êtes ici. On ne choisit pas une telle profession par hasard. Quelqu'un doit vous clocher dans la tête.

Ah, je peux vous révéler autre chose. J'écris. Des poèmes. Innombrables. Inspiré de ma passion pour Heine, Kleist et Victor Hugo. Ma mère les conserve tous. Mon père rechigne à les lire. Je vous récite le dernier que j'ai écrit.

Chant de la maladie mentale

Dieu le Père et le Fils !

Aujourd'hui le psychiatre

Cette fonction

Le mal-être du corps

Tu cherches à surmonter

 

Mais la psyché d'elle-même

Un jour s'en va sombrer

Alors, ne réfléchissant pas plus longtemps

Car c'est une douleur trop grande,

Tu te précipites dans le pays des rêves

Ou tu tires directement ton cœur.

Si vous n'appréciez pas, gardez-le pour vous.

Laissez-moi vous parler d'un autre membre de la famille. Pas mon frère Hans Albert sur lequel aucun mystère ne plane et qui prétend avoir réussi dans la vie en dépit des risques encourus. Non, c'est une personnalité plus secrète qui vit dans la clandestinité et que j'abrite en quelque sorte. Une fille, je n'ai pas honte de le dire, parce que vous avez l'air compatissant pour quelqu'un d'intelligent. Cette jeune femme a des problèmes d'élocution et se met à parler par ma bouche. Elle me mène par le bout du nez. Elle me fait taire, tient des propos que ma morale réprouve. Ses pensées sont malsaines. Elle m'ordonne d'aller dans la chambre de ma mère pour revêtir des robes. Elle préfère celle à carreaux verts que je trouve plutôt triste. Un jour, ma mère m'a surpris dans cet accoutrement. Aussitôt que maman a paru, la femme en moi a disparu. N'y a-t-il pas de place pour un tempérament féminin en présence de ma mère ? Vous donnerez votre avis de professionnel. Maman ne m'a pas grondé, ni n'a émis un quelconque reproche sur le fait que les volants n'étaient plus à la mode en 1930. Ces temps-ci, rien ne semble l'étonner. Elle montre des égards. Elle ne m'accable plus de reproches. Elle a compris que les réprimandes n'étaient pas une solution dans mon cas. Elle a simplement posé une question qui continue de m'intriguer : elle m'a demandé si je savais quelque chose. Je lui ai répondu « rien ». Ce qui est la stricte vérité. Elle avait l'air soulagée. Elle m'a expliqué que de telles pratiques n'étaient pas très convenables pour un garçon de mon âge. Je suis d'accord. Je voulais savoir si elle ne trouvait pas que la robe bleue irait mieux. Je me suis abstenu. Vous voyez que je sais me tenir. J'espère cependant que nous ferons toute la lumière sur cet épisode. J'ai besoin d'y voir clair. Je n'aime pas vivre avec une jeune femme sur la conscience.

Voilà un dernier gage concernant mes origines :

Je suis né un 23 juillet, au matin, à Zurich sur la Moussontrasse. C'est à deux pas d'ici, trente minutes de marche. La nature est bien faite. J'aurais détesté naître au milieu de l'hiver lorsque la neige tombe et que le ciel est bas. Les gens comme moi ont besoin de beaucoup de lumière. Nous sommes un peu semblables aux plantes.

Le mois de ma naissance, la comète de Halley a traversé le ciel. Les photos ont été prises par un certain M. Wolf. J'en ai vu des reproductions dans un magazine dont j'ai oublié le nom – on ne peut pas se souvenir de tout, sinon c'est l'embolie cérébrale. La comète de Halley passe sous nos yeux tous les soixante-seize ans, vous pouvez vérifier. Mark Twain, qui était né en 1835, l'année d'un précédent passage, est mort peu après le passage suivant de la comète – « périapside » dirait mon père. Parlant de la comète et de sa propre personne, Mark Twain a écrit ces lignes peu avant de mourir : « Voyez donc ces deux monstres inexplicables ; ils sont venus ensemble, ils doivent repartir ensemble. » Mark Twain s'exprime ainsi et c'est Eduard Einstein qu'on séquestre !

La comète de Halley sera à nouveau visible en 1986. Je ne serai plus de ce monde. Je l'apercevrai de là-haut, plus près d'elle que jamais. Je crois aux forces de l'esprit.

Je n'ai pas vu mon père le jour de ma naissance. Aux yeux d'un physicien de renom, l'apparition de la comète de Halley est un événement autrement plus marquant que la venue d'un braillard dans la ville de Zurich. Comment rivaliser avec un astre ? Je m'emploie à résoudre cette question. Je suis né à Zurich, j'ai vécu à Zurich, je mourrai à Zurich. Je tourne dans la ville sans trop m'éloigner, comme lié par une force invisible. Je serai la comète de Zurich.