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Elle se sent abîmée, amoindrie et brisée depuis ce jour funeste, il y a maintenant trois ans. En ce printemps 1933, c'est devenu une femme sans âge, aux cheveux grisonnants, accablée de fatigue, les nerfs usés.

La vie a chaviré. Le monde s'est obscurci. Son nouvel univers se trouve délimité par le tracé de la route qui va de la maison au Burghölzli. Les mois défilent au rythme des internements et des sorties. Elle vient chercher Eduard à la porte du Burghölzli pour le conduire chez elle. Quelques semaines plus tard, un accès de démence ramène Eduard entre les murs.

Elle préfère ne plus compter les séances d'électrochocs. Elle n'interroge plus les médecins sur un quelconque bénéfice de la méthode, ni sur sa sauvagerie. Elle ne pose plus de questions. Elle contemple la souffrance dans les yeux de son fils. Par deux fois, Eduard a tenté de se suicider. Elle est la compagne de la folie. Elle s'acoquine avec la mort.

Chaque matin, en se levant, elle se demande de quoi le jour sera fait. Elle suit l'humeur d'Eduard comme un chien en laisse. Parfois, elle a l'impression de mener son maître sur le droit chemin. La plupart du temps, elle se laisse traîner. Elle vit selon les caprices du mal, ses heures réglées par les pensées vagabondes.

Elle ne va plus se promener le long de la Limmat. Plus jamais elle ne flâne sur les boulevards, devant les vitrines. Elle ne contemple plus le ciel. Elle ne s'observe plus dans la glace. Le temps qu'il fait importe peu. Rien de ce qui est étranger à Eduard ne compte. Sa vie tient en six lettres.

Elle n'exprime aucune récrimination. Elle ne se plaint jamais. Il n'y aurait pas de mots pour qualifier son calvaire. Les pensées manqueraient. Elle préfère préserver les mots et les pensées, dédier à son fils chaque instant, chaque parole, chaque pièce, chaque billet, chaque heure, chaque seconde. Son temps est désormais sacré. Elle ne veut rien dépenser. Tout ce qui n'est pas destiné à Eduard est un immense gâchis.

La chambre d'Eduard est le centre de l'univers. Le cerveau d'Eduard est le maître du monde.

Les saisons ont disparu. Il n'y aura pas de joli mois de mai en cette année 1933. L'arrivée du printemps, c'est Eduard qui dort une nuit entière d'affilée. L'annonce de l'hiver, une sirène d'ambulance attendant au bas de la maison.

Et si l'idée lui venait de quitter la prison de ses jours, un cri, un silence trop long viennent la retenir, l'enjoindre de revenir.

Parfois survient un instant de calme. Rien n'empire. Elle connaît un bref soulagement. Elle n'ose espérer que ce moment se prolonge. Elle croise les doigts. Elle implore le Seigneur en silence. Sa prière n'est jamais reçue.

Un infirmier prénommé Dieter veille sur Eduard depuis ce jour de mars 1932, où elle avait été contrainte de s'absenter une longue heure. Elle avait retrouvé son fils baignant dans son sang, le poignet tranché.

Dieter se tient à ses côtés, la journée et la nuit. Il dort dans le salon. Il arrive qu'Eduard refuse de laisser la porte de sa chambre ouverte. Dieter passe alors d'interminables heures à négocier. Je veux mon intimité ! clame Eduard. J'ai droit comme chacun a une intimité. Je ne veux pas qu'un autre m'intimide. Chaque être humain a des droits. Eduard a droit à une porte close. Voir la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Nul ne peut vivre sous la contrainte. Ouvrir la porte est contraire à ma dignité humaine. Dieter se fatiguera avant Eduard. Eduard a des pouvoirs magiques. Eduard possède une force infinie. Tu n'es qu'un infirmier misérable. J'aurais pu être un médecin renommé. Tu n'as pas à en décider autrement. Nul ne choisit le destin d'Eduard.

Seule, elle n'avait plus la force.

Le concours de Dieter coûte une fortune. Les séjours répétés au Burghölzli la ruinent. L'argent que lui remet chaque mois son ex-mari suffit à peine. Il y a bien sûr la dotation du Nobel. Albert avait respecté sa promesse de lui céder les 80 000 couronnes allouées au lauréat. L'argent avait été divisé en deux parties. 40 000 ont été consacrés à l'achat de deux appartements. 40 000 ont été placés. Le pécule a fondu pendant la crise de 29. Aujourd'hui, elle donne des cours de mathématique et des cours de piano. Elle fera des ménages si les circonstances l'exigent. Elle espère que ses hanches tiendront. Voilà où repose sa seule espérance : tenir.

Elle somme son ex-mari de lui donner plus d'argent. Mais les nazis ont confisqué ses biens, raflé l'argent déposé à la banque, l'ont dépossédé de la maison de Caputh, de l'appartement de Berlin. Albert quittera l'Europe ruiné. Pour lui est venu le temps de l'exil. Depuis qu'Hitler a pris le pouvoir, il est l'ennemi juré du régime. Il ira vivre en Amérique. L'heure du grand départ a sonné. Il est prévu qu'il vienne dire au revoir à son fils. Elle n'attend rien de cette visite. Elle sait qu'il ne fait pas le détour pour elle. Albert se moque de la revoir ou pas. Albert a d'autres préoccupations. La Gestapo est à ses trousses.

Elle espère que tout se passera au mieux avec Eduard. Elle a peur des retrouvailles. Elle redoute le dernier adieu.