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Debout sur le quai du port de New York, il regarde Hans-Albert descendre du paquebot, sa valise à la main. Le soleil à peine levé éclaire les passagers sur la balustrade d'un halo de clarté. À mesure qu'Hans-Albert approche, l'émotion grandit en lui. Un espoir insensé né d'une foi orgueilleuse. Son fils aîné a consenti à le rejoindre. Cette arrivée sur la terre d'Amérique offre la promesse d'un renouveau. La vie des Einstein reprend pied. La famille se reconstitue. La légende des Einstein comptera des dates fondatrices. 1635, Baruch s'établit en Allemagne. 1905, l'année miraculeuse. 1938, Hans rejoint son père aux États-Unis. L'arbre généalogique, arraché de sa terre hostile, poussera, régénéré, sur le sol américain. La longue expérience de sa vie le lui a enseigné. En quelque endroit du monde, on prend racine. La terre importe peu. Seule compte ce que dicte notre conduite, ce que célèbrent nos mémoires. Nous répétons le passé de nos pères, de la même manière qu'enfant nous entonnions leurs prières. Nulle part on ne reste. Ceux qui croient à la pérennité des lieux se leurrent. Nous vivons l'éternel recommencement. Nous connaissons le chaos après avoir fait l'apprentissage de la gloire. L'éphémère est notre état premier. Notre sillon se creuse dans la boue du temps. La terre devient hostile quand nous y prenons racine. Nous vivons dans l'illusion de la considération de nos semblables. Nous imaginons que nos semblables nous jugent pareils à eux. C'est vrai de quelques-uns. La plupart ne nous voient pas comme nous sommes. Nous sommes la projection d'infinis fantasmes. Chacun possède un avis sur qui nous sommes et qui nous devrions être. Nos vies s'inscrivent dans le regard des autres. L'Histoire nous arrache sans cesse aux destinées premières. Là, depuis la nuit des temps, réside notre force, nos joies sans bornes et nos pires malheurs. Cette glorieuse incertitude est notre Terre promise.
Il jubilait à la pensée de l'arrivée de son aîné. Il espérait que, le temps et la distance aidant, Hans Albert aurait effacé de sa mémoire les heures entachées d'ombres de l'adolescence, les déchirements de haine entre sa mère et lui. Peut-être aurait-il même pardonné ses réticences à le voir prendre pour épouse Frieda ? Ces réserves étaient vives, sans doute inexcusables. Il n'aimait pas Frieda. Il l'avait fait savoir à son fils. Maintenant que les années avaient passé, il avait conscience de n'avoir fait que répéter l'attitude de son propre père à l'égard de Mileva. Il avait été jusqu'à recommander à Hans de ne pas avoir d'enfants avec Frieda. Il avait usé des arguments les plus fallacieux. Frieda était plus âgée que Hans, on ne se mariait pas avec une femme plus âgée. Il parlait d'expérience. Et puis Frieda lui avait donné deux petits-enfants, Klaus et Bernhard. Il s'était fait à l'idée d'être grand-père, pensait même pouvoir racheter le père déplorable qu'il avait été.
Son fils vient de poser le pied sur la terre. Leurs regards se croisent. Au lieu de l'expression de joie attendue, il voit une lueur de tristesse, quelque chose d'infime qui ne peut cependant être mis sur le compte de la fatigue. Ils s'étreignent, brièvement, prononcent les mots d'usage dévolus aux retrouvailles entre un père et un fils. Ces paroles sont sans chaleur et sonnent faux. Il comprend la vanité de ses espérances, les traces indélébiles qu'a laissées le passé.
Hans-Albert lui apprend qu'il n'emménagera pas à Princeton. Avec Frieda et ses deux fils, ils s'établiront à Clemson, en Caroline du Sud. L'université y accueille un département d'ingénierie où il espère enseigner. Pour l'heure, on l'attend à New York, merci d'être venu.
Il demeure seul, sur le quai.