Ce matin, lorsque j'ai croisé le surveillant Heimrat, j'ai voulu en avoir le cœur net. J'ai posé la question : « Surveillant, est-ce que je dois me réjouir de la victoire des Alliés ? »
Il a répondu oui, toi, tu peux.
J'ai demandé des précisions. Je déteste rester dans l'incertitude. Est-ce que je pouvais me réjouir ou est-ce que je le devais ? Il faut que les choses soient claires dans mon esprit.
« Tu dois, il a lâché.
— Si c'est un devoir, alors ce n'est plus vraiment du plaisir.
— Tu fais comme tu l'entends, Einstein.
— Alors c'est différent. Vous me donnez le libre choix. Je vais me réjouir.
— Tu peux.
— J'ai une autre question, surveillant Heimrat.
— D'ordinaire, Einstein, tu ne demandes pas.
— J'aimerais savoir si vous, vous réjouissez de la victoire des Alliés.
— Mon avis t'intéresse ?
— Je suis plus intéressé qu'on ne le croit.
— Je vais t'expliquer… Moi, je ne suis pas comme tous les politiciens véreux qui nous gouvernent. Je ne change pas selon le vent et les événements. Je conserve mes convictions. J'étais un Suisse neutre pendant toute la guerre. Neutre depuis septembre 1939. Six ans que je respecte une neutralité absolue. Absolue et sincère, c'est dans mon caractère, tu commences à me connaître depuis quinze ans qu'on se fréquente. Ni pour Hitler ni pour Churchill. C'est ce qui garantit mon ordre moral et ma sécurité, mes balades en voilier avec mon épouse Giselle, sur le lac Léman, chaque été et mes longues marches sur le sommet des Alpes au printemps. Je n'ai qu'une parole, tu le sais. Eh bien je la conserve. Neutre hier et neutre aujourd'hui. Je n'ai aucune sympathie pour Hitler. Mais le nazisme était l'expression de la volonté d'un peuple. Les Allemands ont appliqué une doctrine à laquelle ils croyaient sincèrement. Qui suis-je pour critiquer cette doctrine, proclamer qu'elle est mauvaise ? Cette idéologie présente des inconvénients, certes. Elle est belliqueuse et violente, elle n'est pas tendre avec certains. Elle est parfois injuste. Mais la vie est-elle juste ? Churchill est-il juste ? L'ordre moral est-il juste ? Et puis, plus égoïstement, Hitler n'a pas été mauvais pour nous. Nous avons fait du commerce avec lui. Qui pourrait nous le reprocher ? Les va-t-en guerre ? Les adeptes du camp opposé, les démocrates ? Nous n'avons rien à dire à ces gens-là. Nous, nous ne préférons pas la guerre. Nous préférons le commerce. Tu trouves ça mal, le commerce ?
— Vous savez bien que j'ai perdu la notion du Bien et du Mal quand j'avais vingt ans. »
Heimrat a alors sorti un billet de la poche de son pantalon, un billet de 10 francs suisses et il a demandé :
« C'est quoi, ça, Einstein ?
— Un billet de banque.
— Est-ce que ce billet te semble bon ou mauvais ?
— Les billets peuvent-ils être mauvais ?
— Excellent, Eduard, tu as trouvé la réponse ! Un homme peut être mauvais, regarde ton camarade Werner, regarde Gründ. Mais un billet de banque ignore toute morale. Voilà pourquoi il n'y avait aucune raison à ne pas commercer avec le Reich. Ceux qui prétendent le contraire voient le mal là où il n'a pas lieu d'être. Ils voient le mal dans ce billet. Ces gens-là sont comme toi, ils ont perdu la raison. Mais ils n'ont pas tes excuses. Ce sont des ennemis de la morale. Des ennemis de la Suisse. Toi, tu es un ami de la Suisse, n'est-ce pas ?
— Je suis moi-même suisse, surveillant Heimrat.
— Alors, tu seras d'accord avec nous. D'ailleurs, il n'est pas sain de s'opposer à son pays natal. Regarde où cela a conduit ton père.
— Alors pour vous, surveillant Heimrat, on ne doit pas fêter la victoire des Alliés ?
— Je ne suis l'allié de personne. Je ne suis l'ennemi de personne. Nous sommes des gens sans histoires, Eduard. Les Allemands brassent de la bière. Nous nous brassons de l'argent. Nos peuples peuvent s'entendre entre brasseurs. Nous nous entendrons aussi avec les Américains, qui sont de grands brasseurs de vent. Nous ne voulons qu'être tranquilles. Faire fructifier nos vies. Nous avons échangé des milliards de nos francs suisses contre des tonnes d'or du Reich. Avons-nous à savoir d'où provenait cet or ? Non, Einstein, la provenance n'est pas notre problème. Que cet or provienne en partie de la spoliation des juifs, Eduard, c'est le problème des juifs. Ou bien le problème des Allemands. Pas le nôtre. Que cet or vienne de la bouche même des juifs et de leur dentition ne doit pas nous préoccuper. Voilà la base de notre richesse, le b.a.-ba de notre tranquillité : nous ne demandons pas la provenance. Nous nous moquons des origines. Nous ne posons pas de questions inutiles. Nous devons ignorer le pourquoi du comment. Nous n'avons pas la mentalité policière, contrairement à ce que l'on nous reproche. Nous savons nous arranger avec la morale. Est-ce un défaut ? Nous avons eu des arrangements avec le Reich. Est-ce notre faute si les Belges ou les Hollandais sont moins arrangeants que nous ?
— Certainement pas, surveillant Heimrat.
— Nos coffres sont pleins et nous n'avons pas connu la guerre. Préférerais-tu l'inverse ? La Suisse n'a jamais été en guerre. Elle n'a souhaité la défaite de personne, la victoire de personne. Qui prétendra le contraire est un menteur. Soit il te ment maintenant à toi et à tes Alliés vainqueurs, soit il a menti aux Boches pendant six ans. Et moi, je ne supporte pas le mensonge. Je suis du parti de la vérité. Je n'ai pas eu d'ennemi déclaré. Je ne peux pas me réjouir de la défaite de quelqu'un qui n'était pas mon ennemi.
— Moi, je peux ?
— Toi c'est différent.
— Merci, surveillant Heimrat.
— Tu n'as pas à me remercier. Si tu as du sang juif, je n'y suis pour rien. Je ne peux pas l'empêcher, pas plus que je m'en réjouis. Et si j'ai mon avis sur la question, je me dois, là encore, de garder la neutralité dans l'exercice de ma fonction. Je ne suis ni pour les juifs, ni contre. Même si je trouve que l'on en a accepté un trop grand nombre ici, au début de la guerre. C'est mauvais quand il y a trop de juifs, cela attire le malheur. Regarde ce qui est advenu aux Hollandais, regarde la Pologne en ruine. Heureusement, chez nous, le tir a été corrigé, on a vite compris que la barque était pleine. Des mesures efficaces ont été prises. Ces mesures étaient-elles justes ? Cela dépend du point de vue où l'on se place. Pour les Allemands qui ont pu récupérer les juifs, les mesures étaient justes. Pour les Suisses dont la barque était pleine, elles étaient justes. Alors, diras-tu, et pour les juifs ? Mais c'est le juif en toi qui s'interroge ainsi. Le Suisse en toi aurait déjà conclu. Les Suisses sont des gens raisonnables. Raisonnables et neutres. Eduard, moi, je ne suis pas contre les juifs. Je fais avec.
— Vous savez bien que je ne suis pas juif, non plus. Vous n'avez aucune raison de faire avec moi.
— C'est ce qu'affirmait ta mère quand on la voyait ici. Tu serais baptisé selon le rite orthodoxe. Mais tu sais que je suis quelqu'un de méfiant. Qui peut nous dire ce qui est juif en toi ? Qui peut certifier ce qui ne l'est pas ? Permets que je reste dans le doute. Pour moi, tu es au moins à moitié juif.
— J'ai l'impression d'être scindé.
— Je ne te le fais pas dire.
— Une moitié de mon cerveau s'adresse à l'autre partie. Elle parle un langage que je ne comprends pas, que je n'ai pas appris.
— C'est peut-être de l'hébreu.
— Peut-être, puisque je ne comprends pas l'hébreu. Et à ce moment-là, tout se déchaîne dans mon crâne. Une partie de mon corps prend le relais, et l'autre ne m'appartient plus.
— Je sais, Einstein. Tu es ici pour que cela cesse.
— Mais cela se poursuit.
— Tu n'as pas l'impression de moins souffrir qu'avant ? Ou bien tout ce que nous faisons pour toi est-il vain ? Il faut le dire, Eduard, si tu te montres ingrat à ce point.
— Il est vrai que je ressens moins les choses qu'avant.
— Cela veut dire que tu es sur la bonne voie, Eduard. Le progrès c'est de moins percevoir la douleur de l'existence. De se montrer insensible aux turbulences. Quinze années passées ici ont fait de toi un autre homme, tu sais. Moi-même j'ai pu le constater.
— J'ai beaucoup grossi.
— On se moque du poids.
— Je parle plus lentement, et parfois, j'ai du mal à exprimer clairement ma pensée.
— Les gens ne séjournent pas au Burghölzli pour penser, Eduard.
— Ceux qui sont là depuis trente ans ne s'expriment presque plus.
— Sont-ils vraiment à plaindre ? Ne te sens-tu pas plus en sécurité dans notre monde, que dehors ? De nombreuses personnes t'envient, tu sais ?
— Je ne vois pas en quoi je suis enviable ?
— Tu es le fils d'Einstein. Ça n'est pas donné à tout le monde.
— Vous, vous m'enviez ?
— Non, moi, je te connais, c'est différent… Tu aimerais que je t'envie ?
— Je ne veux de mal à personne, surveillant Heimrat.
— Finalement tu es un bon gars, Einstein. »
Il est sorti en fermant la porte. Le claquement de la porte a dû fissurer quelque chose dans mon cerveau fragilisé par tant d'efforts de réflexion. J'ai senti un fragment de mon encéphale gauche se détacher. Et un pan entier de mon corps, la moitié droite, s'est vu soudain privé de tonus. J'ai failli m'effondrer sur le sol. Ma jambe et mon bras gauche ont tenu bon. J'ai avancé jusqu'à la porte avec l'intention de rattraper le surveillant Heimrat. Je voulais lui signifier dans quel état cette conversation m'avait mis, lui apprendre que ses propos ne me laissaient pas indifférents. Au prix de longs efforts, j'ai réussi à ouvrir la porte. J'ai commencé à marcher dans le couloir. Je voyais au loin la silhouette du surveillant Heimrat. J'ai voulu hurler son nom. Au lieu de cela, il m'est sorti un aboiement. Je m'accrochais à cet espoir qu'homme j'étais né, homme je mourrais. J'ai senti que l'accumulation des événements récents était peut-être en train de me transformer définitivement. Sans doute l'aboiement n'était-il que le prélude à une métamorphose plus profonde et annonçait-il également la perte de l'usage de mon bras et de ma jambe gauche, ainsi que la fracture définitive de mon cerveau. J'ai tenté de me reprendre. J'ai à nouveau hurlé le nom d'Heimrat. Un autre aboiement a jailli de mes poumons. J'ai vu Gründ et Forlich se mettre à courir en ma direction. De mauvaises intentions se lisaient sur leur visage. Lorsque Gründ est arrivé à ma hauteur, je me suis rué sur lui et je l'ai mordu à la gorge. C'est alors que j'ai senti un énorme coup sur la tête. J'ai arrêté de mordre. Il m'a semblé perdre connaissance. Je me suis réveillé au troisième sous-sol, entravé dans ma camisole. J'ai vérifié si j'étais redevenu humain et ai constaté que je n'aboyais plus et que j'avais retrouvé un usage, certes limité, de mes membres. Durant la journée, je n'ai plus vu personne. J'ai redouté quelques heures que du pelage ne me pousse sur les bras, qu'une queue ne naisse à mon coccyx. La transformation n'a pas eu lieu. Je reste vigilant. Je garde un œil sur mes arrières.