Si je devais en croire certaines autorités, rien de ce que je vois n'a de réalité. Mais les gens qui prononcent de telles assertions, existent-ils vraiment ? Ne sont-ils pas les marionnettes de mon esprit supposément malade ? Peut-être suis-je seul dans l'univers ? Et si toutes mes perceptions ne sont qu'hallucinations, peut-être que l'univers lui-même n'existe pas ? Peut-être ne suis-je moi-même que le produit de mon imagination ?
Depuis trois ans, je suis au Burghölzli comme un poisson dans l'eau. Je rentre et je sors comme dans un moulin. La semaine dernière, nous avons eu la chance de recevoir le docteur Jung, qui a toujours travaillé sur les hommes de ma condition. Cet homme a des yeux très doux. D'un simple regard sur vous, il semble vous comprendre et pénétrer votre âme. Lorsqu'il a su qui j'étais, il est venu me parler. Avec délicatesse il n'a pas fait allusion à mon nom. Il s'est juste inquiété de ma santé. Étais-je bien traité ? J'ai répondu que tout allait au mieux exceptée la gêne due aux hurlements des loups, il a promis qu'il en aviserait la direction. La bonté faite homme.
De retour à la maison, je retrouve Dieter. Dieter est comme mon frère, sauf qu'il est payé pour rester à mes côtés, contrairement à Hans-Albert que je ne vois plus beaucoup. Hans-Albert est marié maintenant. J'aime beaucoup sa femme, Frieda. Elle a eu un fils et m'a fait oncle. C'est une nouvelle responsabilité sur mes épaules même si je ne sens rien, à bien y regarder. Je ne dois pas être digne de la charge. Frieda ressemble un peu à maman jeune, du moins aux dires de maman puisque je ne l'ai personnellement pas connu ainsi ou bien j'étais trop petit pour comprendre. Frieda est à nouveau enceinte. Si c'est un garçon cela fera deux avec Bernhard, mon premier neveu. Je m'occuperai de lui dans la mesure du possible même si je suis quelqu'un de très pris par ses propres pensées.
Dieter, mon infirmier personnel, me suit comme un autre moi-même. Il est censé me protéger. Je ne vois pas où est le danger. Un jour, j'ai réussi à déjouer sa surveillance. J'ai alors soudain eu la certitude que je pouvais voler. C'est une impression de puissance que nul n'a sans doute ressenti avant moi. Mes bras étaient des ailes. Le ciel m'appelait. Je savais que je pouvais survoler la ville basse et me poser sur le lac. Les gens comme moi ressentent les choses différemment. Nul ne peut nous comprendre. Je me suis glissé jusqu'au balcon. J'ai enjambé la ballustrade. J'allais accomplir ce que nul homme avant moi n'avait réalisé. Ce que même mon père ne pourra jamais faire. Je serai le premier homme à voler, Eduard Einstein, en deux mots. J'ai regardé droit devant. Les cieux me tendaient les bras. J'ai éprouvé un sentiment de légèreté absolue. Soudain, j'ai ressenti un poids à mon pied gauche. Quelque chose me tirait vers le sol, m'empêchait d'accomplir mon prodigieux destin. De laisser mon nom dans l'histoire. Et au lieu de moi, c'est mon rêve qui s'est envolé.
Voilà pourquoi je n'ai encore confié à personne que je savais marcher sur l'eau. Je crains les jalousies. Ici tout le monde n'est pas si bienveillant. Je me souviens quand, petit, j'ai appris à nager. Papa se tenait au bord du lac. J'entends encore ses hourras quand j'ai fait mes premières brasses. Tu parles d'un exploit !
En vérité, je vois bien que seul ce qui a rapport avec mon père vous intéresse. Il m'a toujours surnommé Tete. C'est en réalité Tede, qui signifie « l'enfant » dans notre langue serbe, celle que parlait ma mère, ma langue maternelle. Mon frère ne parvenait à prononcer le d, et disait Tete au lieu de Tede. Et tout le monde autour de lui riait de son défaut de prononciation. Le nom m'est resté. Tete.
J'entends encore mon père prononcer les deux syllabes. Je redeviens un petit garçon sur les rives du lac de Zurich. Nous marchons en famille, tous les quatre, mon père et moi devant, main dans la main. Papa me montre les embarcations qui filent sur l'eau. Papa adore la voile.
« Nous voguerons un jour, bientôt, dès que tu auras l'âge.
— Seulement toi et moi, papa ?
— Oui, toi et moi, nous traverserons le lac, nous irons face au vent, nous affronterons la tempête car tu sais qu'il y a des tempêtes même sur le plus calme des lacs.
— Je pourrai tenir la barre, papa ?
— Évidemment, tu seras capitaine, je serai le matelot.
— Capitaine Tete ?
— À vos ordres capitaine ! »
Dans notre dos, maman avance plus lentement. Hans-Albert la tient par le bras. Tu es là, près de moi, frère, dans mon souvenir d'enfance. Tu marches auprès de maman. Pourquoi ne viens-tu pas, maintenant ? Nous avons grandi tous les deux. Nous sommes à l'âge d'homme. J'ai changé, tu verras. Nous pourrons nous entendre. Cette balade est un souvenir précis, immuable. Ces temps-là ont bien existé. Tete a connu le bonheur en cette vie. Il a quatre ou cinq ans, des photos le prouvent. Tete court maintenant devant son père, puis il court autour de son père et Einstein rit aux éclats, arrête, Tete, s'esclaffe-t-il, tu me fais rire, j'entends la voix de mon père, ce n'est pas une hallucination, je connais les hallucinations même si parfois je ne saisis pas bien la différence entre rêve et réalité, les hallucinations sont rarement heureuses, ce sont des instants effrayants qui me laissent anéanti. C'est à ça que je reconnais après coup les hallucinations parce que sur l'instant on me traite de dément, on ne veut pas me croire. Je souffre doublement. La tempête ne prend-elle jamais fin ? Heureusement, je garde de bons souvenirs.
Depuis le temps que je fréquente les lieux, j'ai dû battre le record de présence de ma tante Zorka au Burghölzli. Vous ne connaissez pas Zorka ? Renseignez-vous ! La sœur aînée de maman, Mlle Zorka Maric a fait un long séjour ici même, au Burghölzli, dans le pavillon des femmes. Je suis venu à plusieurs reprises lui rendre visite, voilà pourquoi ces lieux me sont si familiers et, pour tout vous avouer, assez plaisants. Bien entendu, moi, je ne fais qu'y passer, c'est différent pour vous qui y êtes perpétuellement.
Ma tante est venue séjourner ici au milieu des années vingt, la date doit être inscrite dans vos registres, j'ai l'impression que c'était hier. Depuis quelque temps, je perds la notion du temps. Tout s'embrouille dans mon esprit. Peut-être pourra-t-on m'aider à y voir plus clair ? S'il était également possible de faire taire ce bruit dans mes oreilles, je vous en serais reconnaissant. Le bourdonnement finit par incommoder. Et pourtant, je suis dur à la douleur. Le mois passé, je me suis tranché les veines, cela ne m'a fait ni chaud ni froid. Ma mère était dans un tel état que j'ai juré de ne plus recommencer. Je tiendrai promesse. Je n'ai qu'une parole même si nous sommes plusieurs à nous exprimer par ma bouche.
Tante Zorka occupait la chambre 125, un nombre facile à retenir contrairement à 259. Ici, Zorka se sentait bien. Elle se plaignait cependant aussi des séances d'électrochocs. J'espère que vous allez enfin cesser de pratiquer de tels actes de barbaries. Et dans le cas contraire, je me plaindrai à qui de droit. Mon père connaît du monde.
Pour le reste, Zorka fut ravie du séjour. De retour à la maison, elle était transformée. Un calme méconnaissable.
Si ce n'est une légère tendance à affabuler – partagée par tant de gens – j'ignore ce qui était reproché à tante Zorka. Ici, nous avons connu de grands moments de joie. Nous devisions sur l'état du monde. Tante Zorka détestait la terre entière, en particulier les Allemands qu'elle rendait coupables de la disparition de son frère, l'oncle Milos, enrôlé dans l'armée austro-hongroise impériale et fait prisonnier sur le front russe.
Tout cela est du passé. Tante Zorka est retournée à Novi Sad. Elle vit seule entourée de cinquante chats et ne se nourrit que de Kipfel, si vous aimez les gâteaux secs. Maman refuse que je lui rende visite. De quoi suis-je puni ?