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Il frappe à la porte de la chambre d'Eduard et n'obtient aucune réponse. Il tente à nouveau. Rien. Il tourne la poignée, jette un regard. La pièce est éclairée seulement par les réverbères de la rue. Par la fenêtre entrouverte s'engouffre un vent léger. Eduard est assis sur le lit, une cigarette entre les doigts, contemplant la fumée sortant de ses lèvres. Les ombres projetées par le rideau dansent sur les murs.
« Quelqu'un t'a-t-il dit d'entrer ? » demande Eduard.
La pénombre jette sur le visage de son fils une grimace à faire frémir. Un grand rire éclate dans le noir. Il ne reconnaît pas ce rire. Dans la chambre règne une odeur poisseuse. Il a l'impression de glisser dans un lieu peuplé de mauvais songes. Il finit par demander s'il peut entrer.
« Tu dois avoir une autorisation. »
Il n'ose pas avancer d'un pas. Il remarque placardé au-dessus du lit l'immense portrait de Freud auquel le garçon voue une véritable vénération. De petites photographies pornographiques sont clouées çà et là. Le sol est jonché d'un mélange de vêtements et de livres. Il en reconnaît certains empruntés à sa bibliothèque, Kant, Schopenhauer, Goethe.
« Est-ce que tu as vu quelqu'un pour te délivrer la permission ? Il faut connaître les bonnes personnes. Ma mère est l'une d'entre elles. As-tu demandé à ma mère ? Elle est habilitée. Si elle t'a accordé le visa, entre. »
Il obtempère.
« Tu vois, ce n'est pas compliqué. Pour un séjour prolongé, c'est plus difficile. Je suis tracassé administrativement. Mais pour une visite unique, on facilite les choses. Pas de paperasses inutiles, pas de palabres. Tout cela reste très humain. Même si la familiarité n'est jamais bienvenue, comme la colère ou la rancœur. Mais tu ne t'es jamais montré très familier ou je ne me souviens plus. »
Il tente de taire ses angoisses et ses craintes. Il rassemble ses idées. C'est son fils, là, en face de lui, son fils méconnaissable, endurci par l'épreuve. Pendant le temps qu'ils jouaient Brahms, il avait vécu dans l'illusion d'avoir retrouvé son garçon. Une forme de grâce familière émanait d'Eduard quand ses mains virevoltaient au-dessus du piano. L'harmonie régnait entre eux. Désormais, une touche d'orgueil déforme ce visage. Un sourire douloureux gâte cette figure.
« Y a-t-il quelque chose que tu attendes de moi ou est-ce une simple visite de courtoisie ? »
Il aimerait aller étreindre Eduard, le secouer doucement, et, dans un mouvement, lui faire retrouver ses esprits. Hélas, ses grands yeux paraissent comme éteints. Et son esprit semble insensible à la plus simple accolade. Quelque chose est ancré dans l'âme de son fils, accroché au plus profond, une vérité redoutable où plus rien ne se révèle ni de doux ni de calme.
« Y a-t-il une arrière-pensée à ta visite ? Je me méfie, tu sais. Je préfère ne pas me retourner sur les conséquences de mes actes. Songer au passé ne mène à rien de bon. L'idéal à mon avis serait de regarder la vie sans aucun désir. La plus grande fable que l'on ait inventée est celle de la connaissance. Ce n'est pas à toi que je vais apprendre cela. Ah, j'ai entendu dire que tu partais en Amérique. C'est cela, n'est-ce pas, tu pars en Amérique ? Je déteste les Américains. Je les vois se pavaner sur les terrasses des cafés avec leurs liasses de dollars. Ils hurlent, se croient partout chez eux alors que c'est le contraire. J'ai aussi décidé d'arrêter avec l'idée de poursuivre les études de médecine. J'ai rencontré les psychiatres. Ce sont des ignorants prétentieux. Ils croient avoir la science infuse. Moi j'ai la conscience confuse. J'en connais plus qu'eux sur ma question. Ils mettent des mots compliqués sur des choses simples. Tu te souviens peut-être qu'ils m'ont enfermé comme si j'étais fou. Tu ne crois pas que je sois fou, n'est-ce pas ? D'autres le croient. Je le vois à leur regard quand je parle aux loups à la nuit tombée. Tu vas dormir ici, ce soir ? Alors toi aussi, tu devras te méfier. Les hurlements vont te gêner. Veux-tu que je te prête la règle métallique qui protège quand on la glisse sous l'oreiller ? Je peux m'en passer pour une nuit. Tu es mon père, après tout. Je te dois obéissance et respect. Tu me rendras la monnaie de la règle ? Je ne suis pas là pour te faire la leçon mais on raconte beaucoup de mauvaises choses à ton encontre dans la presse allemande qu'on lit ici. Lorsque maman est énervée contre toi, elle prétend que tu n'as que ce que tu mérites. Elle est un peu rancunière, tu connais ma mère. Tu n'avais qu'à pas aller vivre à Berlin alors que Zurich est une ville si calme même pour vous les juifs, si seulement il n'y avait pas ces maudits loups. Est-ce que l'on a toujours ce que l'on mérite ? Personnellement, je n'ai rien fait de mal qui puisse me justifier. Je ne suis pas comme toi. Toi, tu as un destin. Personne n'empruntera ta voie. Tandis que moi, j'ai l'impression qu'ils sont plusieurs. Rien n'est vraiment tracé. Je crois me souvenir qu'un jour quand j'étais petit garçon tu m'as abandonné au beau milieu d'une forêt et qu'une bête sauvage m'a ramené dans ses crocs à la maison. Je ne t'en veux pas personnellement. Je sais que tu es un peu distrait. L'essentiel est d'être ramené à son domicile. Je ne suis pas très attaché à la manière, ni aux grands principes du moment qu'on me raccompagne en lieu sûr. Je suis souple d'esprit, n'en déplaise aux médecins… Tu as fait une fausse note dans la Sonate de Brahms au deuxième mouvement. Tu as oublié un do dièse. As-tu fait exprès pour me déconcentrer ou est-ce Brahms qui s'est trompé ? Je suis devenu indulgent, tu sais. J'ai beaucoup retenu de l'expérience. Je peux tout entendre de toi. »
Il aimerait poser une question, quelque chose qui lui tient à cœur et qu'il n'a pas encore osé lui demander. Il ignore si c'est une bonne idée. Cela vaut la peine d'y réfléchir. Demain il sera trop tard. Alors, voilà, pourrait-on songer, ensemble, au fait d'aller tous les deux en Amérique ?
« Que j'aille avec toi en Amérique ? »
Le départ est prévu dans une semaine. On a tout le temps de préparer ses affaires. Il ne l'a pas prévenu avant parce qu'il jugeait tout cela compliqué, cette longue traversée. Maintenant qu'ils sont face à face, cela semble une évidence. On va partir ensemble, prendre le bateau et s'installer à Princeton. Au début bien sûr, on sera un peu dans le provisoire. Mais à vingt ans, on se moque du provisoire, n'est-ce pas ? Et puis on ira se promener sur un voilier qu'il achètera là-bas, il y a un petit lac près de Princeton. On voguera comme avant, tous les deux, capitaine Tete. On rentrera à terre et on trouvera un petit restaurant où se repaître de bons poissons. Alors, qu'en penses-tu, Eduard ?
« T'accompagner ? Plutôt crever ! »