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L'Alexanderplatz est grise et sale sous le froid de novembre. Il marche sur le trottoir, emmitouflé dans son manteau, son chapeau noir sur la tête. Au carrefour, il lui faut enjamber des flaques d'eau croupie. Il cherche du regard un taxi. Il n'aime pas arpenter les rues de Berlin au crépuscule.

Une heure auparavant, au sortir de son rendez-vous à l'Institut Kaiser-Wilhelm, il a réussi à trouver une voiture. L'auto a été bloquée près du Reichstag par une manifestation des membres du Rote Frontkämpferbund. Il a dû descendre et s'est retrouvé à quelques mètres de manifestants déployant leur drapeau rouge, avançant en ordre de marche. Il a poursuivi jusqu'à Tiergarten. Au loin, il a vu une armée de chemises brunes, fonçant en direction des manifestants aux cris de Sieg Heil ! Il a accéléré sa course. Des nuées de jeunes gens couraient en sens inverse, semblant pressés d'en découdre. La manifestation de la veille avait compté trois morts dans les rangs communistes, tous atteints d'un stylet planté dans les poumons. Les SA vengeaient ainsi la mort de leur héros, Horst Wessel.

Berlin est devenu un coupe-gorge. L'année 1930 s'achève encore plus terriblement qu'elle a débuté.

Au coin une femme assise en tailleur, un bébé posé entre les jambes, tend la main, l'apostrophe. Il tire de sa poche un billet de 100 marks. La femme remercie.

Au rond-point, sur une affiche, Hitler pointe un doigt menaçant : « Le Führer redonnera son honneur à l'Allemagne ! » Une réunion est annoncée pour le samedi suivant. La salle est interdite aux juifs et aux chiens. Aux dernières élections, les nazis ont recueilli 6 millions de voix.

L'avant-veille, un camion sur la plate-forme arrière duquel se tenaient une dizaine de SA l'a dépassé. L'un des SA l'a reconnu et a hurlé : « C'est Einstein ! Dis à Klaus de s'arrêter ! » Le camion a poursuivi sa route. L'autre a vociféré : « Sale youpin ! Je reviendrai te crever ! »

Goebbels le cite dans ses discours. Il serait le numéro un sur la liste de personnalités à abattre. Le professeur Lenard, prix Nobel 1905 et ennemi de longue date, l'attaque sans répit. L'homme des sciences de Hitler organise des conférences, publie des articles d'une violence inouïe. La relativité serait une science juive, indigne de la communauté allemande. La formule E = mc2 aurait été inventée par Friedrich Hasenöhrl. Une découverte aryenne.

Les agissements de Lenard constituaient l'objet de sa rencontre avec Max Planck à l'Institut. Il était venu solliciter le soutien du patron des sciences allemandes. Il sait bénéficier de l'indéfectible amitié du vieux savant. Planck lui a ouvert les portes de l'université allemande, vingt ans auparavant. Planck l'a révélé au monde en faisant paraître son article sur la relativité en 1905 dans les Annales de physique.

Planck l'a écouté parler, a marqué un silence de réflexion puis a expliqué : « Cher Albert, je vous aide de mon mieux. Mais Lenard a de très nombreux appuis. Et puis, c'est lui aussi un Nobel de physique. Comment pourrais-je prendre parti ? Beaucoup me reprochent déjà votre seule présence au sein de l'Institut. Si je m'oppose à Lenard, on me taxera de partialité, on m'accusera de sympathie envers les juifs. On prétendra que je suis un ennemi du peuple allemand. La seule chose que je peux vous recommander, et c'est l'ami qui parle, c'est la prudence. N'allez plus défier ces hordes dans les amphithéâtres. Les temps ont changé, cher Albert. Les hommes comme moi sont d'une autre époque. Je ne devrais pas vous dire ça, mais…, à votre place, j'accepterais la proposition d'aller enseigner en Amérique. Là-bas, vous n'aurez plus à craindre pour votre sécurité. Vous pourrez travailler en toute sérénité. Laissez la politique à Lenard. Votre œuvre, Albert, n'est pas terminée, votre œuvre, c'est l'essentiel ! »

Il avait remercié le vieil homme et pris congé plus dépité encore qu'avant l'entretien. Puis il avait trouvé ce taxi à deux pas de l'Institut.

Il voit au loin l'immeuble du 5, Haberlandstrasse. Au septième étage, les lumières sont allumées. Il éprouve une forme de soulagement à rentrer chez lui. Il songe que Planck a peut-être raison. Il devrait accepter la proposition de travailler en Amérique. Il ne trouve ici nulle trace d'espérance. Le combat qui se joue semble perdu d'avance.

 

Elsa a déposé une tasse de thé sur la nappe de toile blanche incrustée de dentelles achetée à Hambourg. Son épouse tient à ces broderies plus encore qu'aux pièces de porcelaine ancienne dans la vitrine murale. Il raille parfois sa passion des vieilleries. Elle lui reproche le goût douteux de l'icône russe enchassée d'argent massif trônant sur le guéridon. Et ce sabre oriental offert par l'empereur du Japon, que fait-il à côté de la reproduction des Tables de la Loi ? Sa place serait à la cave.

Lui qui déteste les marches militaires n'aime rien tant qu'à se promener au Zeughaus, sur Unter den Linden, pour admirer les cuirasses de croisés, les casques sarrasins dans la vitrine des antiquaires. Elsa l'avait conduit à l'exposition Cassierer sur la Victoria-Strasse pour admirer les sculptures de Brancusi. Il avait préféré revoir les pièces d'art égyptien de l'Alte Museum.

Buvant son thé, il écoute la TSF. Depuis quelques minutes, la radio diffuse une succession d'extraits des déclarations d'Hitler et de dirigeants nazis.

Nous n'avons aucune intention d'être des antisémites sentimentaux désireux de susciter des pogroms mais nos cœurs sont remplis d'une détermination inexorable d'attaquer le mal à sa base et de l'extirper de sa racine à ses branches. Pour atteindre notre but, tous les moyens seront justifiés, même si nous devons nous allier avec le diable…

Il plonge un sucre dans sa tasse, touille, boit une goutte trop brûlante à son goût, repose la tasse.

Le Juif en tant que ferment de décomposition n'est pas à envisager comme individu particulier bon ou méchant, il est la cause absolue de l'effondrement intérieur de toutes les races, dans lesquelles il pénètre en tant que parasite. Son action est déterminée par sa race. Autant je ne peux faire reproche à un bacille de tuberculose, à cause d'une action qui pour les hommes signifie la destruction, mais pour lui la vie ; autant suis-je cependant obligé et justifié, en vue de mon existence personnelle, de mener le combat contre la tuberculose par l'extermination de ses agents. Le Juif devient et devint au travers des milliers d'années en son action une tuberculose de race des peuples. Le combattre signifie l'éliminer…

Il croque un des petits gâteaux qu'Elsa a disposés sur la sous-tasse et qu'elle prépare elle-même. Tandis qu'elle passe près de lui, il lui répète qu'elle est une cuisinière hors pair.

De la haine, de la haine brûlante – c'est ce que nous voulons déverser dans les âmes de nos millions de compatriotes allemands, jusqu'à ce que s'embrase en Allemagne la flamme de colère qui nous vengera des corrupteurs de notre nation…

« Comment parviens-tu à écouter ces monstruosités ? » s'écrie Elsa.

Il ne veut pas inquiéter son épouse. Il explique que tout cela n'est que provisoire. Le chancelier Brüning redressera la situation. Le pays de Goethe n'a rien à redouter d'une clique d'incultes assoiffés de violence.

C'est la raison pour laquelle la résolution de la question juive est une question centrale pour les nationaux-socialistes. Cette question ne peut être résolue avec délicatesse ; face aux armes terrifiantes de nos ennemis, nous ne pouvons la résoudre que par la force brute. La seule façon de combattre est de combattre durement. Lord Fischer l'a dit, « si vous frappez, alors frappez dur ! Le seul combat sérieux est celui qui fait hurler votre ennemi.

« Je n'en dors plus, reprend Elsa. Ne veux-tu pas éteindre ? »

Il sollicite encore un instant.

Lorsque je serai réellement au pouvoir, ma toute première tâche consistera à annihiler les Juifs. Dès que j'aurai la possibilité de le faire, je ferai construire – à la Marienplatz de Munich par exemple – autant de rangées de potences que la circulation le permettra. Puis les Juifs seront pendus sans discrimination et ils resteront pendus jusqu'à ce qu'ils puent. Ils resteront pendus tant que les principes d'hygiène le permettront. Dès qu'on les aura détachés, ce sera au tour de la prochaine fournée et ainsi de suite jusqu'à ce que le dernier Juif de Munich ait été exterminé. On agira séparément de même dans d'autres villes jusqu'à ce que l'Allemagne ait été complètement nettoyée des Juifs…

« Fais-le taire, s'écrie Elsa, ou c'est moi qui vais éteindre le poste ! »

Il n'y a ici aucune possibilité d'accommodation : le Juif et ses complices demeureront à jamais des ennemis dans le cœur de notre peuple. Nous savons que s'ils se saisissent des commandes, nos têtes rouleront ; nous savons aussi cependant que lorsque nous aurons le pouvoir entre nos mains, que Dieu ait pitié de vous !

Elsa s'approche de la TSF et tourne le bouton.

« Tu écouteras cela quand tu seras tout seul ! »

Il se lève, se dirige vers sa chambre, s'assoit à son bureau. Il songe à ce qu'il vient d'entendre sur les ondes, aux discours de haine, au climat de terreur, à son nouveau statut de cible ambulante. Voilà dix ans, on élevait à Postdam en son honneur la tour Einstein dont l'immense télescope était destiné à vérifier la validité de ses théories. La pureté des lignes de l'édifice le faisait considérer l'œuvre comme majeure de l'architecture expressionniste. Aujourd'hui, il risque son existence en sortant de chez lui.

La belle histoire entre les Einstein et l'Allemagne semble avoir vécu. En 1650, son aïeul Baruch Moïse Ainstein avait quitté la région de Constance en Suisse pour s'établir à Buchau, dans le duché de Wurtemberg. Baruch Ainstein était marchand de tissus. À l'époque, les lois bannissaient les juifs de la plupart des professions. Un chapeau jaune leur était imposé quand ils quittaient leur village. Son ancêtre a porté la rouelle. Le siècle suivant, en 1835, sous le Deuxième Reich, dans les villes d'Allemagne, les foules défilaient au cri de « Yep ! Yep ! Crève juif ! ». Son grand-père Abraham avait survécu de justesse aux émeutes. La ville de Berlin était alors autorisée aux israélites par un seul accès, la porte Rosenthal au frontispice de laquelle était inscrit : « Ouverte aux juifs et au bétail ».

 

La sonnerie du téléphone retentit. Elsa est allée décrocher. Au ton de sa voix, il comprend aussitôt que Mileva est à l'autre bout du fil. À chacune de leurs conversations, la gorge d'Elsa se noue. Elsa balbutie. Elsa se sent coupable. Elle s'imagine responsable du malheur de Mileva, du naufrage de son premier mariage. La réalité est autre, plus triste et plus simple à la fois. Mais la seule vérité, n'est-ce pas le sentiment qui demeure ? Son couple était en perdition à l'heure où il partit de Zurich pour venir enseigner à Berlin. Mileva l'a rejoint. Elle a détesté la ville. Elle est retournée vivre en Suisse avec Hans-Albert et Eduard. Le temps et la distance ont fait le reste.

Elsa et Mileva n'ont rien en commun. Un étranger se demanderait comment le même homme a pu les prendre successivement pour épouse. Sa première femme est une Serbe orthodoxe, petite, mince et taciturne, sèche et affûtée, fière et rebelle. Sa seconde épouse est une juive allemande de Souabe, affable, ronde et douce, au tempérament effacé et jovial.

La voix d'Elsa résonne soudain plus fort depuis le salon.

« Comment ça, quelque chose de grave ?… Eduard ?… Un accident ?… Quoi d'autre alors ?… Comment cela, la tête ?… Mais il n'a que vingt ans… Il est toujours chez vous ?… Ils comptent le garder combien de temps ?… »

Il sort de sa chambre, et depuis le couloir, voit l'effroi sur le visage d'Elsa.

« Je vous le passe », souffle-t-elle en tendant le combiné d'une main tremblante.

Il lui semble avoir compris. Il dit bonjour, puis écoute Mileva faire le récit des événements. La voix est étouffée, le rythme haletant.

« Je vais tout répéter, Albert. Il faut que tu saches depuis le début… Je t'avais prévenu que, depuis quelques semaines déjà, Eduard n'était pas bien. Il restait enfermé dans sa chambre, sans sortir, avachi sur son lit. Il dormait le jour, il veillait la nuit. À quatre heures du matin, il était encore en train de tourner dans l'appartement, il tapait sur le piano. Et lorsque je tentais de le ramener à la raison, il me rabrouait. Son discours devenait de plus en plus confus, ses manières violentes. Il sortait sur le balcon, se mettait à hurler contre la terre entière. La police est venue, le commissaire Feurberg s'est déplacé en personne, il a parlé à Eduard. Quand il est reparti, Eduard est allé sur le balcon et a injurié la police. Avant-hier, mon amie Svetlana m'a rendu visite. Je lui ai servi à boire dans le salon. Je croyais que Eduard dormait. Il est apparu. Il l'a dévisagée comme s'il ne l'avait jamais vue. Puis il a porté son regard sur ses chaussures. Il est resté un long moment silencieux, l'air fixe. On aurait cru que ses yeux étaient aimantés par les ballerines. Après quoi, il est allé dans ma chambre. Il est revenu dix minutes plus tard. Il portait aux pieds mes chaussures, tu sais, les sabots aux semelles compensées, et au-dessus… au-dessus… il était nu ! Svetlana est partie, effarée ! Hier matin, sur le coup des onze heures, je rentre dans sa chambre. Les draps étaient couverts par ces horribles revues, tu sais, ces livres pornographiques qu'il s'est mis à acheter depuis quelque temps par dizaines et qu'avant il cachait dans les placards. Le grand portrait de Freud qu'il avait épinglé au-dessus de son lit était jeté, froissé, sur le tapis. La fenêtre était ouverte. Je suis allée au balcon. Je l'ai découvert, nu, par terre. Il avait les yeux grands ouverts. Quand il m'a aperçue, il s'est levé d'un bond. Il m'a sauté dessus, m'a prise à la gorge. Il hurlait « Qui es-tu ?… je veux voir ma vraie mère ! » Il m'a renversée. Il m'a giflée. Alors M. Frözer, notre voisin de palier est arrivé, tu sais, je lui laisse la clé, je te promets, je ne l'aurais pas appelé de moi-même, j'aurais pu raisonner Tete. Je sais comment le prendre. Je finis toujours par le calmer. Quand Tete a aperçu Frözer, il a desserré son étreinte et s'est précipité sur lui. Il l'a mis à terre. On aurait cru que ses forces étaient décuplées. Il l'a roué de coups. L'autre avait le visage en sang, C'est à ce moment que la police a débarqué, il a fallu trois gendarmes pour ceinturer Tete. Et puis… ils l'ont conduit au Burghölzli… Voilà, Albert, tu sais tout. »

Après un bref instant de réflexion, il annonce qu'il part aussitôt pour Zurich.

« Tu n'es pas obligé, tu sais. C'est peut-être une simple crise… Et quand tu arriveras, tout sera terminé. »

Ce n'est pas une simple crise. Il prendra le premier train. Il dit à demain et raccroche. Il croise le regard d'Elsa. Il ne parvient pas à prononcer un mot. Il se dirige vers sa chambre. Il tire de sous le lit une petite valise. Il ouvre l'armoire, choisit de quoi s'habiller pour quelques jours, glisse ses affaires dans la valise.

« Tu resteras longtemps ? »

Combien de jours à consacrer à un tel événement ? Une vie entière sans doute.

« Veux-tu que je t'accompagne ? »

Il affrontera seul la catastrophe. Ce drame est une affaire personnelle, quelque chose qui concerne le ressort le plus intime de sa vie. Le ressort est cassé.

« Ne sois pas pessimiste. »

Il voudrait lui confier son intuition – son esprit a toujours fonctionné ainsi. Son intuition lui a valu sa gloire et son Nobel plus encore que sa logique, ou la puissance supposée de son cerveau. Le pressentiment qui l'anime aujourd'hui est si funeste, ses lèvres ne parviennent pas à proférer une parole. Ce qu'il redoutait depuis des années, ses pires pressentiments se sont réalisés.

Il reprend le combiné, demande à l'opératrice le 13 400 à Berlin. Charlotte Juliusberg décroche, le salue, s'inquiète de sa santé qu'elle sait fragile – une attaque cardiaque l'a foudroyé après le décès de sa mère et un ulcère, séquelle des privations de la guerre, lui fait souffrir le martyre. Il la rassure. Il se sent comme guéri.

« Vous voulez parler à mon mari, j'imagine ? »

Juliusberg est le seul médecin en qui il ait confiance. Juliusberg est un ami de longue date. Il ne veut pas en appeler à Freud, pas plus qu'à la dizaine de psychanalystes de sa connaissance. Il ne croit pas en la psychanalyse. Il ne reconnaît que les sciences exactes. Ou bien peut-être que, pour des cas mineurs de ce qu'on nomme la névrose, l'analyse présenterait-elle un certain intérêt ? À l'évidence, ce dont souffre Eduard n'est pas une névrose. Consulter à Vienne, au 19, Berggasse, ne serait d'aucun secours.

À plusieurs reprises, par le passé, il a confié à Juliusberg ses inquiétudes concernant Eduard. Les crises dans l'enfance, l'étrangeté de son comportement. Juliusberg n'avait alors pas caché ses craintes. Maintenant que les choses ont basculé dans l'inconnu, il veut le diagnostic de son ami.

À l'autre bout du fil, Juliusberg l'écoute exposer la situation, poser quelques questions. Après quoi, le médecin explique :

« Albert, tu l'as compris, c'est très grave. Il est difficile de mettre un nom sur la maladie à ce stade. Nous serons fixés bientôt. La seule chose qui s'avère positive c'est que Burghölzli est le bon endroit. Jung y consulte encore, et Minkel est un élève de Bleuler. Eduard est entre de bonnes mains. Le ramener à Berlin avec toi n'est pas une bonne idée. Eduard a besoin de calme. Un long voyage ne ferait qu'aggraver la situation. Et puis ton fils, en Allemagne, au vu de ce qui se passe, c'est impensable. Les patients sont très sensibles à l'environnement extérieur. Eduard interné à Berlin ? Tu peux songer à la une des journaux. Le fils d'Einstein est à l'asile ! Et imagine les autres patients apprenant sa présence. Sans parler du personnel soignant. Tu es un ennemi public, Albert, l'ennemi du peuple allemand. Ton seul nom suscite une haine immense. Cela accentuera le chaos dans l'esprit d'Eduard. Quant à le conduire à Vienne…, tu m'as confié te méfier de Freud. Et puis Vienne et Berlin, nous concernant, n'est-ce pas du pareil au même ? Non, ton fils est à l'abri en Suisse. Quant à espérer une guérison rapide, mon ami, inutile de te mentir… Nous pouvons peut-être souhaiter une amélioration. Ce sera lent et douloureux… Pour le traitement, dans l'immédiat, les avis sont partagés. La plupart de mes confrères neurologues partageront ton scepticisme quant aux bienfaits d'une analyse. Et je pense comme eux. Certains affirment que cela peut agir. L'épouse de Joseph Roth a semblé aller mieux, un temps. Tu sais comme moi qu'elle est au plus mal aujourd'hui. Évidemment, il y a aussi… Enfin, tu sais…, c'est sans doute le seul moyen efficace dont nous disposons contre les crises. Bien entendu, cela semble barbare. On prend toutefois les précautions nécessaires. Le choc est moins grave qu'il n'y paraît. Nous utilisons des ondes électriques moins puissantes qu'autrefois. Il ne faut pas avoir peur des électrochocs. Nous ne disposons pas de grand-chose d'autre. Depuis peu, le docteur Sakel à Vienne tente des cures à hautes doses d'insuline sur les cas graves. Il provoque un coma thérapeutique. Cela prive le cerveau de sucre. Sakel prétend que c'est un trop-plein de glucose qui entraîne l'excitation. La cure diminuerait l'agitation du patient, agirait peut-être sur le délire. Je reste sceptique. On entraîne un choc hypoglycémique. On atrophie les cellules nerveuses. Selon moi, cela peut entraîner des ravages… Écoute, l'essentiel est maintenant que tu voies par tes yeux. Que tu juges par toi-même de l'état de ton fils… Courage, Albert, il t'en faudra. »

 

Il marche d'un pas incertain sur un quai de la gare de Berlin. Elsa le tient par le bras. Elle lui parle avec cet accent doux, traînant, roulant les r. Elle prononce « Albertle ». Mais ces intonations languissantes, tirées de l'idiome de leur Souabe natale et qui, par le passé, ont toujours été pour lui un soutien, une consolation, parce qu'elles le ramenaient au doux murmure de l'enfance, ne parviennent pas à le réconforter.

Sur ce même quai de la gare de Berlin, seize années auparavant, en août 1914 – la veille du jour de la déclaration de guerre –, une autre femme, Mileva, avance à ses côtés, de sa démarche boitillante. Ses fils, Hans-Albert et Eduard qu'on surnomme Tete, alors âgés de dix et quatre ans, tiennent la main de leur mère. Il les accompagne jusqu'au train. L'atmosphère est glaciale. Le mari et la femme se séparent définitivement.

« Tu ne viens pas avec nous ? demande Eduard.

— Non, Tete, ton père ne vient pas, répond Mileva.

— Pourquoi papa ne vient pas ? » dit l'enfant.

Hans-Albert demeure silencieux. À son âge, il comprend ce que signifie un divorce. Des centaines de kilomètres sépareront dorénavant le père et ses fils. Papa reste à Berlin. Hans-Albert, Eduard et leur mère retournent vivre à Zurich.

« Tu viendras vite nous voir ? » fait Eduard.

Il viendra au plus tôt.

« Monte, Tete, le train va partir ! »

Il aide son fils cadet à gravir les marches du train. L'enfant s'accroche à son cou. Sa mère le saisit par les épaules. La famille s'installe dans un compartiment. Hans-Albert et Mileva s'assoient sans un regard au dehors. Eduard monte sur un siège, colle son visage contre la vitre et glisse une main par la fenêtre.

« Tete t'attend à Zurich ! » lance l'enfant.

Il répond d'un geste de la main. Le wagon quitte lentement la gare. Il perd de vue le compartiment. Il demeure un moment immobile, le regard fixé vers le train qui s'en va.

Tete t'attend à Zurich.