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La lourde porte se ferme dans un grincement. Le bâtiment semble plus imposant, vu du dehors, son toit détaché dans le ciel de novembre. Elle est prise de vertige. Elle craint de s'évanouir. Elle se remémore la méthode conseillée par son médecin lorsqu'une telle sensation l'envahit. Se concentrer sur un point au-devant, respirer profondément. Elle croit en la médecine. Même si ce matin sa confiance est mise à mal. Est-ce la science qui opère au-delà de ces murs ? On dirait plutôt que le diable a pris possession de l'âme de son fils.
L'infirmier qui l'a raccompagnée sur le perron a patiemment écouté son récit. Elle a, une nouvelle fois, rapporté les événements qui l'ont conduite en ce lieu. Elle n'a omis aucun détail. Tout semblait important et pouvait être utile. L'infirmier lui a parlé avec bienveillance. « N'ayez aucun regret, madame Einstein. Vous avez eu raison de venir ici. Le bien de nos proches nécessite parfois d'aller à l'encontre de leur volonté. Et puis, gardez espoir. Nous sommes en 1930. La science accomplit des progrès fulgurants. Ce n'est pas à vous, chère madame, que je l'apprendrai. Ne soyez pas inquiète, nous veillons. Au revoir, madame Einstein. »
À l'instant où la porte se fermait, elle a interposé son pied. L'homme a jeté un regard noir. Il a demandé d'un ton sec de ne pas rendre les choses plus difficiles. Elle a obtempéré.
Maintenant elle se retrouve seule, face à l'édifice. Elle devrait sans doute se résigner à quitter la place. Elle en a assez entendu et elle en a trop vu. Elle ne parvient pas à faire un pas. Elle regarde autour d'elle en quête d'une de ses semblables. Une autre femme, impatiente de savoir comment se porte son fils, quand elle pourrait le voir. Mais personne n'attend devant le bâtiment. Ça ne doit pas être l'heure.
Jusqu'alors, elle n'avait pas pleuré. Elle n'était pas encline à la tristesse. Seule la peur occupait ses pensées, une frayeur immense, une terreur de mère. Désormais le désespoir a remplacé la crainte. Elle sanglote tout bas. Les heures qu'elle vient de vivre charrient toutes ses larmes. Elle revoit les visages livides et tordus de souffrance. Elle entend les cris de révolte et d'angoisse. Le destin a parlé. Son existence a basculé. La vie l'a prise en haine et lui a dérobé ce qui faisait sa joie.
Elle se rend soudain compte qu'elle doit aviser le médecin de quelque chose d'essentiel. Elle appuie sur la sonnette. Pourquoi n'y a-t-elle pas songé plus tôt ? Eduard a besoin de douze heures de sommeil. Quelles que soient les circonstances. Le médecin doit savoir. La question est vitale. À la maison, elle prépare les tisanes, prodigue les mots de réconfort. Elle est la sentinelle de la nuit. Ici, les médecins lui ont refusé le droit de dormir auprès de son fils. Un matelas à même le sol aurait fait l'affaire. Cet enfant a besoin de sa mère. Son frère Hans-Albert a un caractère différent, indépendant et fort. Eduard est si fragile. Il est resté le petit garçon qu'elle promenait jadis, sur les rives de la Limmat. Le mouvement de la poussette le berçait. Il souriait aux anges. Son visage n'a pas vraiment changé. Sinon cette impression d'étrangeté qui s'affiche désormais au coin des lèvres. Et ses grands yeux clairs toujours perdus dans le vide.
Elle aurait consenti à une simple couverture jetée par terre. L'essentiel était qu'Eduard sente sa présence. Un rien peut le briser. La moindre remarque est vue comme une offense. Elle seule console du désespoir et délivre du mal. Rien de ce qui le concerne n'a de secrets pour elle. Hélas, depuis quelques semaines, elle ne parvient plus à maîtriser le feu de la colère.
Quelqu'un l'a entendue, voilà, la porte s'ouvre. Un homme à la blouse bleue un peu froissée se poste devant elle.
« J'ai quelque chose d'important à dire au docteur Minkel.
— Le docteur est en consultation.
— Je lui ai parlé il y a quelques instants.
— Croyez-vous qu'il flâne dans les jardins du Burghölzli ? Je vous dis qu'il consulte !
— Pourriez-vous lui laisser un message ? C'est pour mon fils, Eduard Einstein, chambre 109.
— Je sais.
— Vous… savez ?
— Le fils d'Einstein est dans nos murs. La nouvelle a déjà dû faire le tour de Zurich. Les gens sont mauvaises langues.
— Mon fils n'a rien fait de répréhensible.
— On voit le mal partout.
— Eduard souffre, c'est tout !
— De nos jours, certaines souffrances ont mauvaise réputation.
— Que voulez-vous dire ?
— Vous aurez tout le temps de comprendre. Allez, racontez-moi ce que vous avez de si capital à apprendre au docteur Minkel. »
Elle explique la nécessité de douze heures de sommeil, souligne l'importance de la chose. L'homme écoute, acquiesce, promet qu'il transmettra, tend la main, salue et referme la porte.
Elle contemple face à elle les toits de Zurich, le lac en contrebas, le sommet enneigé des montagnes au loin. D'ordinaire ce spectacle l'envoûte. Aujourd'hui le ciel est gris, porteur d'orage. Un voile de brouillard recouvre la ville. L'église qui jouxte la maison pointe son clocher dans la brume. L'endroit si familier lui semble inaccessible.
Elle est transie de froid. Elle ne sent plus ses doigts. Elle emprunte la rue qui descend vers la ville. Une fine couche de neige recouvre le pavé. Elle manque de trébucher à chaque pas. Elle en regretterait l'ambulance qui l'a conduite à l'aller. Elle se promet de ne pas se retourner. Elle se parjure tous les dix pas. Son regard vient se perdre au milieu des innombrables fenêtres du Burghölzli. L'édifice semble occuper toute la colline, écraser l'horizon. Le lieu est censé donner asile aux âmes en détresse. Elle se remémore les cris des voix désolées, les affreux rires en cascade. Elle revoit son fils parmi les silhouettes maigres, figées ou balançant sur place. Ces hommes ont tout oublié de la douceur de vivre. Plus rien ne les atteint, ni injonctions ni coups. Un mépris sauvage se peint sur leur visage. Cette haine n'est rien en regard des peurs qui meurtrissent leur cœur comme un papier qu'on froisse.
Elle aurait préféré prendre la place d'Eduard. Elle, la prisonnière, et lui, un homme libre. Lui dévalant la route et elle qu'on enferme. Il courrait à en perdre haleine. Tout au bas de la rue, il ne songerait déjà plus au mal qui a frappé sa mère. Il apercevrait le lac au loin, aurait envie de flâner sur la rive. Il songerait à sa mère, serait triste un instant. Une fille lui sourirait, il oublierait sa peine. Il rencontrerait un ami qui lui proposerait de faire un tour sur son voilier. Il partirait naviguer. Il s'étourdirait sous le vent.
Le sort en a décidé autrement. Il faut que ce soit elle à l'air libre, et Eduard qu'on enferme.
Le chemin du retour lui paraît terriblement long. Ses sabots en bois compensé censés corriger sa boiterie ravivent sa douleur à la hanche. « Laissez le pied se faire à la semelle, a expliqué le cordonnier. Un jour vous gambaderez. » Elle ignore ce que gambader signifie. Depuis l'enfance, le simple fait de marcher constitue une épreuve. Ses amies prenaient des leçons de danse, étudiaient des chorégraphies, parlaient mousselines, tarlatanes et tutus. Elle, sa hanche malade l'empêchait de courir. Les moqueries, les surnoms pleuvaient. Elle était la boiteuse, l'éclopée, la sorcière. Une anecdote de ses vingt ans lui revient à l'esprit. Un camarade d'Einstein, surpris que le jeune homme puisse s'intéresser à elle, lui fit remarquer son infirmité. Albert répondit : « Je ne vois pas ce dont tu parles. Mileva a une voix si charmante. » Un jour, des années plus tard, Einstein a recouvré la vue.
Elle boite. Dans son esprit, elle rampe. Elle a rampé sur les trottoirs de Prague, sur les boulevards de Berlin, toujours dans l'ombre de son mari. À Zurich, depuis qu'elle vit seule, ce sentiment a fini par passer. Il resurgit aujourd'hui.
Elle reconnaît, au carrefour, le visage de Rudzica. Rudzica était sa voisine à la pension Engelbrecht, trente ans auparavant, à la fin du siècle passé. Après ses études, Rudzica s'était installée à Genève. Ses cheveux sont maintenant coupés court, ils ont perdu de leur blondeur. Mais Rudzica a gardé intacte son allure, ce qui faisait sa grâce. Elle porte une robe ravissante. Son visage irradie de joie. Pense-t-elle à ses enfants ou bien à son mari, rêve-t-elle du dîner auquel elle est conviée ? Ou bien, tout simplement, marche-t-elle insouciante et sans songer à rien ?
La pension Engelbrecht était située au numéro 50 de la Plattenstrasse. Rudzica et deux autres jeunes filles occupaient la grande pièce du troisième étage quand elle logeait, seule, dans une petite chambre sous le toit. Monter les escaliers lui coûtait. Mais les soirées passées en compagnie des trois filles faisaient oublier son mal. Elle avait remarqué à un je-ne-sais-quoi dans le regard de ses amies qu'on l'entendait toujours venir, trahie par le bruit de sa démarche. Elle avait décidé de se déchausser au bas de l'escalier, gravissait les marches pieds nus puis se rechaussait. Un jour, Rudzica l'avait surprise, ses chaussures à la main. Leurs regards s'étaient croisés. Rudzica avait toujours gardé le silence.
Tant de temps a passé depuis cette année 1899. Elle peine à croire que ce long défilé de semaines et de mois aura été sa vie.
Rudzica se retourne. L'a-t-elle reconnue ? Elle a tellement vieilli. Elle ne veut pas parler à son amie d'antan. Elle ne veut rien dévoiler de son drame. Elle ne veut pas entendre Rudzica faire le récit de sa vie. Je me suis mariée, tu sais, avec cet étudiant de quatrième année qui nous tournait autour. Nous vivons à Genève avec nos trois enfants. Et toi, que deviens-tu ? J'ai appris ton divorce. Je revois encore Albert venir à la pension, jouer du violon, monter jusqu'à ta chambre. Qui aurait pu croire que nous avions affaire au grand génie du siècle ? Et c'est toi qu'il a choisie, ma petite Mileva. Tu sais, les hommes changent. Gloire ou pas, ils sont tous pareils. As-tu refait ta vie ? Es-tu heureuse au moins ?
Elle redoute la rencontre. Elle voudrait se cacher le visage. Se fondre dans le paysage. Que Rudzica ne voit pas la robe enfilée en vitesse en partant cette nuit. Cette robe est fripée, elle l'a achetée chez Bernitz. Vous faites une affaire, avait dit la vendeuse. Les deux pour le prix d'une. Deux robes presque identiques, à carreaux bleus ou verts, remontant jusqu'au cou, tombant au-dessous des genoux. Rudzica semble vêtue d'une robe de tulle.
Tout plutôt que d'entendre son amie raviver le temps de la pension Engelbrecht. Te souviens-tu des batailles de coussins ? Et cette nuit ou Héléna avait ramené une bouteille de vodka ! Jamais aucune d'entre nous n'avait goûté d'alcool. Nous détestions le goût et nous nous sommes forcées à finir la bouteille. Et lorsque Mme Bark est entrée, ses cris de colère résonnent encore à mes oreilles. Privées de sortie pendant un mois. C'était la belle époque !
Elle songe à courir vers Rudzica. Elle voudrait se jeter dans ses bras et se blottir contre elle, pleurer sur son épaule, confier ce qu'elle a vu. Rudzica, quel miracle de te croiser ici ! Je reviens d'un endroit dont tu n'as pas idée. C'est le royaume des âmes perdues. Non, je ne suis pas folle. J'ai vu de mes yeux ce qu'était la folie. Ce lieu de perdition est juste devant toi, regarde, en haut de la colline, l'immense bâtisse. C'est l'endroit dont je parle. Où l'on enferme et où l'on frappe. Dans notre bonne ville, près de là où nous allions jouer. Et veux-tu savoir ce que je faisais en ce lieu maudit ? J'allais conduire mon fils.
Un autocar descend la rue et tourne devant elle. Le véhicule masque un instant la silhouette de son amie. Lorsque le bus a dépassé le carrefour, Rudzica n'est plus visible. La rue est à nouveau déserte.
Elle se sent épuisée. Elle aimerait bien s'asseoir. Elle a besoin de forces pour rentrer chez elle. Elle ne voit nulle part où se reposer, elle n'a personne vers qui se tourner.