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Le New York Post en date du 12 février 1950 titrait : « Déportez l'imposteur rouge Einstein ! » Il est devenu un ennemi de l'Amérique. À soixante-dix ans passés, une cible privilégiée du pouvoir. Dans le Dallas Times Herald, le sénateur du Mississipi, John Rankin, déclare : « On aurait dû expulser Einstein il y a des années en vertu de ses activités communistes. » Ce même John Rankin a lancé, devant des sénateurs républicains : « Le peuple américain comprend, petit à petit, qui est vraiment Einstein… Dans le but de répandre le communisme à travers le monde, cet agitateur d'origine étrangère utilise le courrier pour récolter de l'argent destiné à nous manipuler… J'en appelle au procureur général pour qu'il entrave la marche de ce dénommé Einstein. »

Le maccarthysme a perverti les consciences. Un climat de délation règne dans le pays. Dans chaque université, on invite les professeurs à dénoncer leurs confrères. Ses proches sont accusés d'espionnage au profit des Soviétiques. La moindre déclaration de soutien à un mouvement pacifiste, la plus ancienne adhésion à une organisation de gauche peut conduire devant une sous-commission, mener au ban de la société. Le simple soutien dans les années trente aux républicains espagnols est considéré comme un acte de haute trahison. Il a écrit à son amie, la reine de Belgique : « Le fléau allemand d'il y a quelques années s'abat de nouveau ici. Les gens acquiescent et s'alignent sur les forces du mal. Partout ce n'est que brutalité et mensonges. Et on reste là, impuissants. » Le secrétaire d'État Dulles a admis à la une du New York Times qu'après examen, des livres de quarante auteurs suspects d'intelligence avec l'URSS ont été brûlés par les fonctionnaires d'État. Dans les écoles, les enseignants prêtent serment de fidélité. Il revit les heures sombres. Son ami Oppenheimer est traqué. La chasse aux sorcières bat son plein. Il est à nouveau un gibier de potence.

On l'accuse d'être le propagandiste de Staline – il a toujours refusé de se rendre en URSS. Il n'a écrit que deux lettres à Staline, une lettre de soutien à Trotski en fuite, une demande de libération de Raoul Wallenberg, ce Suédois qui avait sauvé 20 000 juifs hongrois et qui s'était retrouvé prisonnier de la Loubianka. La presse a récemment ressorti un vieil article censé l'accabler, publié dans le premier numéro de la Monthly Review, intitulé « Pourquoi le socialisme ? » et où il expliquait : « Le laisser-faire de la société capitaliste actuelle est selon moi la véritable source du mal. » C'est un ennemi du capitalisme. Un ennemi des États-Unis.

John Edgar Hoover a juré sa perte. Il se murmure que le dossier Einstein au FBI serait plus épais que la Bible. Il lui faudra quitter le pays si la campagne orchestrée contre lui prend de l'ampleur. « Déportez Einstein ! » Aurait-il pu imaginer de telles manchettes, ici, en Amérique, vingt ans après celles des journaux nazis ? Il a écrit à Otto Nathan :

Je ne peux plus m'adapter aux gens d'ici, ni à leur mode de vie ; j'étais déjà trop vieux pour y parvenir quand j'y suis arrivé ; et à vrai dire, ce n'est guère différent à Berlin et avant cela, en Suisse. On naît solitaire.

Le mois passé, à la suite de douleurs intolérables, les chirurgiens lui ont ouvert le ventre. Ils ont refermé sans intervenir après avoir diagnostiqué un volumineux anévrisme de l'aorte. On ne sait pas opérer ce genre de maladie. Les parois du gros vaisseau sont distendues. Un jour elles se rompront. Le sang inondera ses organes. Son cœur se videra de lui-même. L'hémorragie interne sera fatale. Une bombe à retardement grossit dans son abdomen. Le jour de la fissure, il mourra.

Parfois, lorsqu'il est allongé, il pose sa main sur son ventre, il sent une masse. Cette masse bat au rythme de son cœur. Elle fera que son cœur cessera de battre.

Il songe à Eduard, à ce qu'il adviendra alors de son fils. Après le décès de Mileva, Eduard a connu une période très difficile. Il se porte mieux aujourd'hui. Il a été autorisé à sortir du Burghölzli. Eduard fait des allers-retours entre la clinique et une famille d'accueil, sur les hauteurs de Zurich. Les nouvelles données par Besso et Meili laissent entendre qu'il y est bien. Eduard donne des concerts pour les enfants dans un presbytère. On lui a assigné une tâche : il remplit des enveloppes. Pour la première fois de son existence, Eduard a un travail. Eduard est accepté dans la communauté des hommes.