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Elle avance lentement sur le quai de la gare de Novi Sad. Le froid s'engouffre sous les manches de son manteau. Elle est dépassée par une petite foule pressée qui marche en rang serré. Quelqu'un la bouscule sans s'excuser. Elle manque de tomber. La foule a passé. Un agent dans un uniforme froissé, une casquette trop large sur la tête, lui propose ses services. Elle décline d'un mot. Sa valise ne contient presque rien, une robe, quelques affaires personnelles, un journal acheté à la gare. Elle n'a pas ouvert le journal. Elle n'attend plus rien des nouvelles du monde.
Sa hanche la fait souffrir. Elle s'appuie contre un banc, elle hésite à s'asseoir. Elle craint de ne pouvoir se relever.
À la sortie, elle attend un instant comme perplexe. Elle aimerait tant reconnaître quelqu'un venu la chercher, là, sur le trottoir au milieu des petits attroupements où des êtres s'étreignent, s'embrassent, se tombent dans les bras, éclatent de rire, s'effondrent en larmes. C'est le joyeux ballet des tendres retrouvailles auquel elle n'est plus conviée.
Nul ne l'attend. Elle pourrait s'autoriser à flâner dans les rues de la ville, longer les rives du Danube, comme elle aimait le faire autrefois lorsque Zorka venait à la descente du train. Mais c'est pour enterrer Zorka qu'elle a fait le voyage.
Elle est déjà venue six mois auparavant se recueillir sur la tombe de Lieserl. Elle est la seule avec Albert à savoir où gît le petit cercueil. Cela restera leur secret éternel. Nul n'apprendra jamais le lieu où elle dépose ces fleurs chaque année, au milieu du printemps. Aucun témoin n'osera révéler qu'Einstein, avant l'exil, en 1932, est allé poser une pierre sur la petite tombe, selon son rite juif. D'aucuns l'ont reconnu. Plus tard, on l'a interrogée sur la présence du savant en ce lieu. On avait aperçu le grand savant, à Novi Sad au mois de mars. Non, messieurs, vous étiez au café, vous avez vu un fantôme. Ou bien un homme grisonnant, un étranger à la chevelure hirsute traversait la rue, et l'alcool vous a fait croire que vous connaissiez cet homme. Des étrangers grisonnants, il en passe dans toutes les bourgades d'Europe. Ils errent çà et là. C'est un mirage, messieurs, cessez plutôt de boire.
Elle hèle un taxi, indique la destination, le numéro 20 de la Kisacka. L'homme demande si elle a bien voyagé, si elle rentre chez elle. Elle est d'ici, bien sûr, il le devine à son accent.
« Il n'y a rien de tel que notre bonne ville de Novi Sad. J'ai vu des gens faire le tour du monde et affirmer que c'est le plus bel endroit de la terre. Vous n'êtes pas d'accord ? Ne vous sentez pas obligée. Ici, chacun est libre de penser comme il l'entend. Nous ne sommes pas en Allemagne. »
Elle ne voit pas les rues. Les passants sont des ombres. Elle ne saurait dire précisément l'heure qu'il est. Elle a froid, voilà tout. Elle se calfeutre contre le siège. Elle a oublié ses gants. Sur le buffet, sans doute. En partant, elle les a posés pour vérifier ses clés. Elle a pensé : surtout ne pas oublier mes gants. Elle a les mains sensibles. Elle ne sent plus ses doigts lorsque le soir tombe.
« Les Allemands mériteraient qu'on leur donne la leçon. Mais non, Chamberlain et Daladier leur donnent les Sudètes. Ils sont revenus à nos frontières maintenant. Vous allez voir, l'envie de nous envahir va les reprendre. Ils sont comme ça. Ils aiment être partout chez eux. Et comme ils ne sont bienvenus nulle part… Hélas, Daladier et Chamberlain n'ont que le mot paix à la bouche. Quand on est taxi, on sait qu'il n'y a pas de paix possible. On connaît les hommes. Notre métier veut ça. On devine vite à qui on a affaire. Vous par exemple, je sais que vous êtes quelqu'un de triste. La tristesse, c'est notre pain quotidien. Elle se lit dans vos yeux et la peur aussi, je me trompe ? La peur n'est pas un défaut. De nos jours, celui qui n'a pas peur est un menteur. »
On traverse la ville. La maison est dans les faubourgs. Elle a en tête les propos de la voisine de Zorka qui lui a annoncé le drame au téléphone. Le silence gêné dont elle ponctuait chacune de ses phrases. Elle semblait s'être fait un devoir de la ménager. Comme si la vie pouvait encore la ménager.
Elle a l'intuition qu'elle vient à Novi Sad pour la dernière fois. Depuis quelques mois, elle est envahie de pressentiments. Une fois présents dans son esprit, ils ne la lâchent plus. Elle sait aujourd'hui qu'elle ne remettra plus le pied sur la terre qui l'a vue naître, où elle a grandi, connu ses grands bonheurs. Elle sent par la fenêtre entrouverte les effluves du Danube, cette odeur forte qu'elle connaît si bien. Elle se revoit marcher aux côtés de son père le long des berges. Le temps de l'enfance est loin. Elle a soixante-trois ans. C'est une vieille femme.
« Quel est votre nom, je suis sûr que nous avons de la famille en commun ? Novi Sad n'est qu'un grand village… Maric ? Vous voulez dire Mileva Maric ? Et vous restez silencieuse ? Vous devriez crier sur les toits ! Vous êtes un héros national, la fierté du peuple serbe, plus grande que Pierre 1er ! Allez, vous pouvez me le dire, le sieur Einstein a tout volé ! C'est vous qui avez tout inventé. La relativité et tout le tralala ! Vous pouvez vous confier. Je serai une tombe ! Ne soyez pas modeste ! Accordez-moi une faveur. Laissez-moi faire le détour par le pont Prince-Tomislav. Cela ne nous prendra pas longtemps. Quelle fierté pour moi, de traverser ce pont au côté de la mère de l'homme qui l'a construit. C'est notre fierté locale, cet édifice, vous le savez bien. Allez, acceptez ! »
Hans-Albert a dessiné les plans du pont Prince-Tomislav. Le plus beau et le plus récent ouvrage du pays. Son propre fils en 1928. Un pont splendide qui surplombe le Danube en un lieu où celui-ci est large comme nulle part. Elle avait assisté dix ans auparavant à son inauguration. C'est l'œuvre de son fils et sur sa terre à elle. Il travaillait comme ingénieur à Dortmund dans une entreprise de charpente en fer. La construction du pont avait été commandée par le gouvernement serbe. Hans-Albert avait eu à charge l'élaboration de la maquette et la surveillance de l'édification. Un Einstein, l'autre. L'aimé, le bon. Même si Hans-Albert aussi l'a abandonnée. Un à un, les Einstein la quittent pour l'Amérique. Heureusement, il y a Eduard. C'est à se demander si Eduard est un Einstein. S'il n'y avait ces yeux qui ne trompent pas. Elle accède à la demande du taxi. Mille mercis, madame Einstein ! Ce pont est une splendeur. Et vous savez pourquoi cela me rend doublement joyeux. Votre fils l'a imaginé et ce sont les Boches qui l'ont financé. En réparations de guerre. Même si maintenant tout cela, évidemment, ils vont nous le faire payer. Ils sont du genre rancunier. Faire avaler aux Serbes l'humiliation subie, cela doit être inscrit dans un coin de la tête du Führer. Regardez, là-bas, à droite ! Oh, comme il est splendide. Nous n'avons pas fait le détour pour rien. Regardez-le scintiller sous notre beau soleil. On croirait un oiseau qui s'élance et replonge. Un bel oiseau de fer et de feu. Une œuvre magnifique !
Le taxi s'arrête au milieu de l'édifice et la laisse descendre. Penchée sur le rebord, elle contemple le fleuve. Elle pose ses doigts sur la balustrade. C'est un peu comme si elle étreignait la main de son fils. Le serrera-t-elle encore une seule fois contre son cœur ? Elle redoute que non. Les larmes qui coulent le long de ses joues tombent dans le Danube. Elle relève la tête et croise au loin les toits de la ville. Elle devine l'endroit où elle doit se rendre. Elle fait quelques pas jusqu'au taxi, ouvre la portière, s'assoit. En voiture ! fait le chauffeur. Son destin l'attend au 20 de la rue Kisacka.
Son amie Milana, debout à la porte de la maison, fait un signe de la main en apercevant le taxi. La voiture la dépose. Les deux femmes s'étreignent. Puis Milana, en larmes, dit, hésitante, dans un sanglot :
« Je n'ai touché à rien. Wladimir est venu pour ouvrir grand les fenêtres. Moi, je n'ai pas pu. Le prêtre doit arriver dans une heure. Tu n'es pas obligée d'entrer. La mort doit remonter à plusieurs jours déjà. On n'avait pas de nouvelles depuis mardi mais souvent Zorka demeurait ainsi, sans sortir des jours entiers, on ne pouvait pas prévoir, tu sais.
— Non, tu ne pouvais pas, rassure-t-elle.
— Tu comprends, ajoute Milana, elle restait toujours enfermée avec ses chats. C'était son caractère, c'était Zorka. »
Elle pousse la porte entrebâillée. La puanteur est extrême. Elle pose un mouchoir sur son nez et sa bouche. Ce qu'elle voit est inimaginable. Des chats, peut-être une trentaine, occupent la pièce, courent sous la table, frôlent les murs. Certains la fixent de leurs yeux perçants. Elle avance vers le lit dans la pénombre. Soudain, elle aperçoit le corps. Elle est maintenant face au cadavre étendu, la peau sur les os. Elle contemple ce visage méconnaissable, ces yeux exorbités, ces joues creuses, ces cheveux gris et clairsemés. Tu aimes lorsque je fais des nattes, demandait Zorka dans l'enfance. Elle dépose un baiser sur ces lèvres. Elle fait un signe de croix. Elle retourne vers la porte où l'attend Milana. Elle pense : C'était Zorka.