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Il remonte Mercer Street sous le soleil encore bas du ciel de Princeton. Une forme de puissance et de sérénité se dégage des demeures à la beauté rustique, l'illusion d'un monde en paix. Il pense à l'enchaînement de hasards et de coups du destin qui l'ont conduit loin du chaos, comme coupé du monde, jusqu'ici, en ce mois de décembre 1935. Un vol de canards traverse le ciel en direction du lac en contrebas. Droit devant, la rue semble se prolonger à l'infini. Il prend par Jones Street et entame la traversée du parc que surplombe le bâtiment de style néogothique de l'Alexander Hall où, le mardi, il anime des conférences. Il descend une allée sinueuse plantée d'arbres dont les feuilles forment des sortes d'étangs orangés en cette fin d'automne.

Il croise un groupe d'étudiants qui ne font pas cas de sa présence. Quelques éclats de rire se font entendre. Se peut-il qu'en un même instant, de part et d'autre d'un océan, une même jeunesse brûle, ici, des cigarettes, là, des livres ? Il songe à ce qu'il adviendra de ces jeunes Américains-là, à l'air naïf, au visage radieux, lorsqu'ils se retrouveront, combattant face à la jeunesse allemande préparée à la lutte, avide de sang et de pureté raciale. Puisqu'il y aura la guerre. Il en est convaincu. Le seul espoir d'Albert Einstein repose dans ce conflit. Voilà ce que les Allemands ont fait du chantre du pacifisme, un pousse-au-crime.

Il dépasse un peu plus loin deux garçons, l'un tenant une batte de base-ball, l'autre, sa main gantée, s'apprêtant à lancer. Deux ans qu'il vit en Amérique et ce spectacle continue de l'éblouir. Il poursuit son chemin. Un vent léger soulève les feuilles. Il parvient sur une rive du lac Carnegie, s'assoit sur un banc et contemple les eaux calmes où, de temps à autre, un groupe de rameurs, le capitaine donnant le rythme avec son mégaphone, vient rompre le silence. Le miroitement des vaguelettes laissées par le passage de l'embarcation fait de petits scintillements. Puis tout redevient paisible. Une famille de canards fend les flots.

Depuis déjà quelques mois, il a l'impression de faire partie du paysage. Sa maison du 112 n'est plus un lieu d'attraction. Seuls ses amis lui rendent encore visite. On lui demande d'intervenir pour faciliter l'entrée aux États-Unis des exilés d'Allemagne. Ses tentatives pour organiser la protection des juifs allemands se soldent par des échecs. Il était parvenu à convaincre un membre de la Chambre des députés britannique de proposer une motion visant à ce que l'Angleterre accueille les savants juifs exclus et menacés. Quelques représentants seulement ont voté sa motion. Tous les deux ou trois jours, un journaliste l'interviewe, l'interroge sur la situation en Allemagne. Pourquoi appelez-vous à boycotter les Jeux olympiques de Berlin ? La situation des juifs est-elle aussi terrible qu'on le prétend ? Et maintenant, avant la poursuite de notre émission avec le professeur Albert Einstein, Mlle Audrey Memphis va nous vanter les mérites de la crème Luxe, à vous Audrey.

Nul ne sort plus vivant de Dachau. Connaîtrons-nous pire temps que l'année 1935 ? On peut nous faire avoir faim, a clamé le Haut Conseil juif de Berlin, on ne pourra pas nous faire mourir de faim.

En novembre, lors du Congrès de Nuremberg, la « loi pour la protection du sang et de l'honneur allemand » a été promulguée. Le texte a légiféré sur qui est de race aryenne, qui est de race juive. Les Allemands ont inventé le concept d'une troisième race, l'individu « métissé de juif », le Meschlinge. Est défini comme Meschlinge au premier degré tout individu ayant deux grands-parents juifs et ne s'étant pas déclaré de confession judaïque et n'ayant pas de conjoint juif à la date du 15 septembre 1935. Est déclaré Meschlinge au second degré toute personne ayant seulement un grand-parent juif. Dans l'esprit de la loi, les Meschlinge ont une part de germanité qui leur permet d'appartenir à la nation allemande et contrecarre à hauteur de leur degré, l'influence néfaste de leur part juive.

Hans-Albert et Eduard Einstein sont des Meschlinge au premier degré.

On raconte que des agents du FBI rôdent sur Mercer Street autour du 112. Edgar Hoover, le nouvel homme fort de l'Agence, serait convaincu qu'Einstein est un agent à la solde de Moscou. Son visa provisoire ne le protège pas d'une expulsion. Ses appels au pacifisme, sa critique du système capitaliste, ses sympathies socialistes, son engagement en faveur des Noirs américains plaident en sa défaveur. Des groupes américains rêvent toujours de le voir renvoyer en Allemagne.

Il remonte par Baker Street, reprend Mercer Street, arrive au 112, pénètre dans le petit jardin, monte les quelques marches du perron, tourne la clé dans la serrure, traverse le vestibule, entre dans le grand salon où sont disposés les quelques meubles Biedermeier sauvés de l'appartement de Berlin. Tout le reste, les sabres, les bibelots, les cadeaux des princes et des ministres qui l'ont reçu et honoré par le monde a été saccagé ou volé par les SS. Une voix faible, chevrotante demande si c'est bien lui. Il ouvre la porte de la chambre. Elsa est assise, son bras gauche pendant, son œil droit à demi fermé. Elle a été terrassée peu de temps auparavant par une attaque cérébrale. Un peu d'écume salit le coin de ses lèvres. L'infirmière de jour doit être un peu en retard. Elsa ébauche un sourire. Il s'assoit au bord du lit, se saisit d'un mouchoir, essuie les commissures. Il dépose un baiser sur son front, dit qu'il fait beau dehors. Quelques mots s'échappent de la bouche de son épouse. Il croit comprendre que Michele Besso a appelé, ce matin, qu'Elsa a eu la force de décrocher, pas celle de poursuivre une conversation. Il répond qu'il rappellera Michele plus tard. Il demeure un instant au chevet d'Elsa. Il croise du regard l'urne de métal disposée près du lit et qui renferme les cendres d'Ilse. La fille d'Elsa est décédée un an plus tôt à Paris, à l'âge de trente ans, de la tuberculose. Elsa veut conserver l'illusion de garder sa fille auprès d'elle. Il a renoncé à enterrer l'urne dans le jardin.

Il étreint sa main, quitte la pièce, se dirige vers son bureau. C'est la deuxième fois que Michele Besso téléphone. D'ordinaire son ami n'appelle pas. Il écrit de longues lettres. Michele Besso est le point fixe de son existence. Michele, demeuré à Berne, continue de rendre régulièrement visite à Eduard. Michele assiste Mileva. Michele donne dans ses lettres des nouvelles, délivre des conseils. Il y a un seul courrier de Michele auquel il n'a pas répondu.

Berne,

De ma cellule monacale parmi les hommes

Mon cher et vieil ami,

En regardant autour de soi, on voit partout de la souffrance. Même à l'homme le plus puissant il n'est pas donné de soulager toutes les souffrances qu'il découvre et il doit se fixer des bornes. S'il veut être en paix avec sa conscience, deux chemins s'ouvrent à lui : celui de l'enfant, qui se laisse guider par l'instant, verse des pleurs et vit la joie de l'instant sans mélange et entièrement. Ou celui de l'adulte, qui, arrivé à l'âge des responsabilités et de la force créatrice, frappé par une image de la construction à laquelle il travaille, y consacre toutes ses forces et qui dans l'accomplissement du projet auquel ses sacrifices ont donné du sérieux découvre un nouveau monde devant lui.

C'est pourquoi j'ai de l'affection pour ton fils Eduard. Quels sont les liens qui nous unissent ? Ma jeunesse et la tienne, l'époque où ton génie t'apportait des trouvailles par brassées dont il te fallait, avec effort et ténacité, extraire celle qui était valable, et la joie pure que j'en ressentais, et mes objections sans nombre, les peines d'autres semblables aux miennes, la situation difficile à côté d'un père célèbre, la désunion sous nos yeux et qui nous tourmente si profondément. Et la destinée dont mes efforts sincères pour ta paix et celle de Mileva ont fini par faire l'agent de votre séparation.

Quoi qu'il en soit ces liens entre Eduard et moi existent. Or on pourrait dire : il a un père extraordinaire, une mère vaillante, il est doué et sympathique, bien que renfermé comme certains jeunes, il a un brave camarade, qui lui est dévoué – et même un vieil ami qui le comprend ; il a aussi reçu la préparation nécessaire pour un bon métier de son choix. Tel est, ou pourrait être la bonne voie. Encore faut-il que le nœud à la gorge qu'il est en train de défaire patiemment et avec prudence puisse être défait.

Ton fils me disait : « J'ai de la peine à achever un travail imposé. Mon père doit éprouver un sentiment analogue lorsqu'il donne un cours sans grand plaisir. »

Prends ton fils avec toi lors de l'un de tes grands voyages. Quand tu lui auras consacré le temps libre de six mois de ta vie, tu finiras par supporter (et comprendre) chez lui bien des choses que nous n'admettons pas chez d'autres – puisqu'on voit autrement de près que de loin ; alors vous saurez une fois pour toutes ce qui vous unit et, ou je me trompe fort, la voie sera ouverte à ton fils, par cette occasion, pour un complet épanouissement de sa personnalité.

Cher ami, pardonne à ton vieil ami Besso.

Il se saisit du combiné, demande à l'opératrice le 25768 à Berne. Après un long grésillement la sonnerie retentit. La voix de Michele se fait entendre. S'ensuivent quelques formules d'usage, demandes de nouvelles d'Elsa, comment se déroule la vie à Princeton, comment avancent les travaux de cosmologie, réflexions sur l'évolution des persécutions antijuives en Europe. Michele s'interrompt et lance :

« Il faut que tu saches pour Eduard. Son état s'est aggravé de façon inquiétante. Je ne rentrerai pas dans les détails, je sais combien cela est douloureux pour toi. Je sais que tu gardes silencieuse ta peine, que tu tais ton chagrin. J'ai appris au fil du temps que pour toi, tout cela était inéluctable. Cela n'enlève rien à ta détresse, la rend plus insupportable. Mais je dois t'informer que quelque chose d'important est arrivé. Mileva a décidé sur les conseils de Minkel de conduire Eduard à Vienne. Elle a choisi cela seule. Elle dit qu'avec la distance, tu n'es pas à même de juger de l'état de ton fils. Elle ne voulait pas que je t'en parle avant que cela soit fait. Elle ne voulait pas que tu t'opposes. Tu connais la cure de Sakel, n'est-ce pas ? Nous en avons déjà parlé. Eh bien ils vont tenter ce traitement-là. Je sais que c'est une décision grave. Peut-être l'état d'Eduard l'exige-t-il ? Mais peut-être le risque n'est-il pas à la hauteur des enjeux ? Sans doute, la technique n'en est qu'à ses prémices. Quoi qu'il en soit, il est trop tard. Le bien ou le mal est fait. Mileva et ton fils partiront demain à Vienne, et nous n'y pouvons rien. Aucun télégramme ne les arrêtera sur la route de la clinique du docteur Sakel. Aucune lettre ne leur parviendra. Albert, je voulais te prévenir. »

Il remercie, salue, raccroche.

Il songe à son fils perdu sur l'Heldenplatz. Il imagine le lot de tourments qui lui sera infligé. Il se dit que le sort en est jeté.