47.
Dix, onze, douze, Winter parvint à se relever à dix, onze, douze. Il avait l’impression d’avoir été mis KO plusieurs fois de suite en quelques jours.
Richardsson était toujours en bas dans la mare. L’eau lui arrivait à la taille. Le niveau paraissait avoir monté depuis que la surface était redevenue lisse. Le combat était fini. Bergenhem ! Mon Dieu ! Lars ! Winter revoyait son visage, bien qu’il ait replongé. Jamais il ne l’oublierait. On n’oubliait jamais ce qu’on voulait chasser de son esprit. Ce qu’on voudrait retenir, on le voit souvent disparaître pour toujours dans l’oubli.
Winter s’avança dans l’eau. Il ne la trouva ni froide ni chaude. Il en avait seulement jusqu’au genou. Jusqu’à la cuisse maintenant. Il continua en direction de Richardsson. L’homme ne bougeait pas. Winter sentait le fond : ses chaussures se prenaient dans cette vase immonde. Il était étonné de ne pas s’enfoncer dans la boue et les sables mouvants. Cette mare attirait tout vers le fond. Elle ne servait qu’à ça. Quand toute cette histoire serait terminée, il ferait combler cette merde. Mais ça ne finirait jamais. Il se rappellerait toujours ce visage vers lequel il se dirigeait maintenant. Il y était. Richardsson le regarda comme s’il venait pour le noyer. Plus tard peut-être. Ou alors il laisserait Benny l’abattre. Si Richardsson avait quoi que ce soit à voir avec la mort de Lars, c’était un homme mort. Winter jeta un œil sur Benny : il était agenouillé devant le corps de Tiger, comme un infirmier sur le champ de bataille. Il releva la tête et cria quelque chose. Winter n’entendit rien. Il était sourd. Richardsson parlait sans doute avec lui, sa bouche remuait. Mais je suis sourd. Dieu m’a donné d’être sourd en ce moment. Merci, mon Dieu. Ç’aurait été trop demander d’être aveugle.
Il plongea. L’eau lui dégoulinait sur la figure, elle sentait la bave. Elle puait de tout ce qui avait pu s’y décomposer depuis des milliers d’années. Cent ans. Trente ans. Deux jours. Il sentait maintenant le bras de Bergenhem, qui l’attendait. Puis son épaule, sa gorge, son visage. À l’attendre. Il attira le corps à lui. Ils étaient toujours sous l’eau, lui et son collègue depuis tant d’années. Son ami. C’était fascinant de rester là-dessous. La pénombre devenait plus douce tandis qu’il serrait Lars dans ses bras. Pas de problème de respiration puisqu’il n’éprouvait pas le besoin de respirer. Étrangement. Il était devenu poisson. Comme Lars. Ils allaient rester sous l’eau. Peut-être retrouveraient-ils Beatrice. Il ne savait pas où, mais il allait la retrouver. Il se rappelait maintenant. Tout lui revenait. Grâce au calme régnant ici. Il l’avait déjà croisée. Il lui avait fait signe quand elle l’avait dépassé à bord d’un bateau à moteur qui franchissait le détroit beaucoup trop vite. Elle lui avait rendu son salut. Elle avait les cheveux bruns. Lui avait des mèches blanchies par le soleil. Il les portait assez longs, elle non, plutôt courts. Elle avait fait un signe de la main. Il avait fait un signe. Il y avait trois autres garçons à bord. Il ne les reconnaissait pas. L’un d’eux peut-être. Un type qui faisait des trajets avec le continent, mais sur un autre bateau. Elle avait un peignoir rouge. On aurait dit un grand drapeau. Il voletait sous le vent de la course quand ils avaient dépassé son voilier. Il était seul à bord. Il essayait de régler un problème avec la voile, il avait oublié lequel. Mais il se rappelait d’elle. Il avait longtemps recherché ce souvenir. Maintenant qu’il l’avait retrouvé, il était trop tard. Trop tard pour tout. Lars ne pouvait plus croiser son regard, ses beaux yeux étaient fixés vers la surface. Quelque chose remuait sans doute au-dessus d’eux, qui dessinait comme une ombre. Quelle importance ? Winter se sentait fatigué. Il avait besoin de dormir ; après, il clôturerait cette enquête. Juste dormir un peu. Dormir. Je me…
Il sentit qu’on l’attrapait par l’épaule. Laissez-moi. Foutez le camp. Go away. On ne lâchait pas prise. Il commençait à lâcher le corps de Lars qui s’écarta. Il tâtonna après lui mais le corps s’éloignait dans l’obscurité. Je n’ai plus de force dans les doigts. Impossible de le retenir plus longtemps.
On le tira à l’air libre. Il sentit brusquement un souffle épouvantable sur le visage. Il avait horriblement mal à la gorge, dans la poitrine, loin dans les poumons. Horriblement mal depuis le bas-ventre jusqu’aux jambes. Il ne sentait pas ses pieds. La douleur cessait à la hauteur des chevilles. Il avait peut-être perdu ses pieds dans la vase.
– Erik ! Erik ! Erik, bordel !
Il avait retrouvé l’ouïe. Il n’était plus sourd. Il tâcha de voir. Il avait recouvré la vue. Il contempla le ciel bleu. C’était tout ce qu’il voyait, et c’était suffisant. Quelqu’un le tenait par le manteau et lui maintenait la tête hors de l’eau. La douleur à la poitrine était toujours forte, mais pas aussi épouvantable.
– Erik ! Erik ! Tu respires ? Respire, bordel !
Et puis explosion dans sa poitrine. Il respirait. L’air s’enfonça dans sa gorge comme une brochette de fer. Il s’entendit lui-même : un bruit atroce. Il avait la bouche pleine de bave, de vomi et d’eau. Il voulut immédiatement se rincer la bouche. Il essaya de saisir l’eau comme on empoigne un drap, mais ça lui faisait mal au poignet. Il se rappela. Il s’était blessé. Où et quand par contre…
Le ciel bascula au-dessus de lui. Il apercevait maintenant la surface de l’eau, et puis les arbres et les buissons. Il vit un homme allongé au sol. Quelqu’un était assis à côté de lui. Un autre le porta, on le souleva pour le tirer de la mare. Il essaya de se dégager mais il n’en avait pas la force, pas encore. Il y retournerait dès que possible. Ils ne pouvaient pas laisser Lars tout seul. Savent-ils seulement qu’il y est ? Il fallait vite qu’il leur pose la question, aussitôt qu’il aurait retrouvé l’usage de la parole.
Il perçut des voix. Il était allongé par terre. Non, il s’était redressé sur son séant.
Quelqu’un était assis près de lui :
– Erik.
Son prénom : il le reconnaissait.
Il reconnut l’homme accroupi à côté de lui.
– Benny.
– Bienvenue chez les vivants.
Winter avait un goût amer dans la bouche. Sa gorge le brûlait. Tout son corps était frappé de douleur, sauf la tête. Absolument pas mal au crâne.
– Qu’est-ce qui est arrivé ?
– Tout, répondit Benny.
– Comment tu t’es retrouvé ici ?
– T’occupe.
– Comment ? répéta Winter.
– Disons que je gardais un œil sur le Tigre.
Un œil sur le Tigre. Était-ce lui qui gisait à terre ? Vennerhag suivit son regard :
– Il n’est plus de ce monde.
Winter avala sa salive : un goût de fer.
– L’autre est toujours parmi nous. Pas mal amoché mais il s’en sortira.
– Comment ça, l’autre ?
– Celui qui était devant la maison, enfin la cabane, comment tu peux appeler ça ? (Vennerhag eut un sourire.) Jamais vu un endroit pareil.
Winter hocha la tête. Jamais vu un endroit pareil. Il remua de nouveau la tête. Il ne voyait pas trace d’Ademar.
– Où est-il ?
Vennerhag pointa du menton vers un gros tronc d’arbre. Winter aperçut une silhouette adossée, comme une excroissance ou des racines protubérantes. Une main se leva pour lui faire signe. Winter leva sa main droite et salua à son tour. Puis il regarda Benny :
– Il en manque un.
– Le gars dans l’eau ? J’ai dû le tirer de là, lui aussi. On aurait dit qu’il s’était momifié sur place.
Il tendit le doigt : Richardsson, assis au pied d’un autre arbre, avait les mains collées le long du corps d’une façon qui paraissait peu confortable. Winter aperçut la corde passée autour du tronc. Benny était équipé pour toutes les circonstances.
– Je l’ai attaché, j’ai pensé que c’était plus sûr, vu que je sais pas dans quel camp il est.
Dans quel camp. Winter ferma les yeux. Quel camp ? Il y en avait plusieurs. Plusieurs… À quel camp appartenait-il ? Et Benny ? Ademar ? Jan Richardsson ? Berit Richardsson ? Tiger ? Sellberg ? Edwards ? Deux camps différents ou alors des parties du même camp ? Non.
Il crut entendre d’autres voix, venant de loin. Un battement d’ailes dans le ciel. Il leva les yeux et vit un grand oiseau qui commençait à fondre au-dessus de leurs têtes. Les ailes tournaient comme une hélice. Des ailes d’acier.
– La cavalerie ! fit Vennerhag. Pas trop tôt.
– Qui les a prévenus ?
– Bibi bien sûr. (Vennerhag regarda du côté de Richardsson.)… Celui-là, il arrête pas de rabâcher que c’était un accident. « Un accident. » Quand t’étais dans la mare, là aussi. (Il se tourna vers le commissaire.) T’y comprends quelque chose, toi ?
Winter hocha la tête.
– Il parlait du cadavre ? Le cadavre… qu’est là-dedans ?
– Non.
– Ah bon ?
– C’est un autre cadavre. Mais il y est aussi.
– Un deuxième ?
– Oui.
Le gangster paraissait sur sa lancée pour l’interrogatoire, mais il se ravisa. Il regarda de nouveau du côté de Richardsson.
– Il a complètement perdu la boule. (Il se retourna vers Winter.) Erik, il y a encore une chose…
Winter leva les yeux au-dessus de son interlocuteur. L’hélicoptère grondait derrière la tête de Vennerhag. Mais le commissaire avait retrouvé presque toute son ouïe. Il perçut un bruit de voix remontant la Source aux Vœux, puis le long de l’escarpement, sur le petit sentier qui menait à la mare enfin. La voix de Bertil, celle de Fredrik, celle d’Aneta. La bonne vieille équipe. Ils ne savaient pas encore.
– Erik…
Il avait en face de lui le visage de Vennerhag. Après avoir caché son arme quelque part, le gangster s’était de nouveau accroupi à ses côtés.
– Oui, Benny ?
– C’est… Lotta. Tu sais… tu crois que tu pourrais lui parler encore une fois ? (Il embrassa d’un geste toute cette dévastation et cette catastrophe environnantes.) Lui parler de moi. Après tout ça. Tu pourrais lui dire que… je suis venu ici. Ce serait possible ? C’est tout ce que je te demande.
Winter n’eut pas le courage de lui répondre.
Presque mort
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