17.
La brume du matin offrait une certaine
protection. Protéger qui ? se demandait Winter, tout en
obliquant à la hauteur de la place Sankt Sigfrid. Venant des bois,
la brume flottait sur Örgryte, s’infiltrait entre les maisons. En
se déportant vers la mer, elle céderait sans doute la place à une
très belle journée. C’était dans l’ordre des choses. L’effet de
serre… Il y en avait pas mal, des serres, à Örgryte. Goûtez-moi ces
tomates ! Voilà ce que j’appelle du potiron, ma chérie.
La villa des Richardsson était située au cœur de
ce quartier privilégié. J’ai eu la chance de naître dans une
famille privilégiée. Ce qui signifiait beaucoup, maman Siv me l’a
bien expliqué quand j’étais petit. Si l’on est de bonne famille, on
devient quelqu’un. Je suis quelqu’un sur tout Skånegatan à Örgryte,
et même dans d’autres rues de cette ville au centre du monde,
bordée par l’océan Arctique.
Winter quitta le cercle enchanté pour actionner
la sonnette. Le vantail était orné d’un marteau de porte doré. Le
conseiller municipal chargé des questions sociales vivait dans une
villa cossue. On avait envoyé des hommes interroger les autres
conseillers, mais aucun ne savait vraiment quelles étaient les
responsabilités de Richardsson. Ses subordonnés restaient également
assez vagues. Un phénomène courant. Si personne ne sait vraiment ce
que vous faites, il est plus facile de continuer à faire ce que
tout le monde ignore. Vous pouvez ainsi garder les mains libres
pendant assez longtemps. On parlait souvent du mépris des Suédois
pour la classe politique, mais Winter n’avait pas d’avis tranché
sur la question. Il était tenté de penser que les politiciens
méprisaient ceux qui les avaient élus, mais il gardait pour lui
cette analyse.
Il sonna de nouveau à la
porte. Il avait vu bouger quelque chose derrière une fenêtre du
second étage, un imperceptible mouvement de rideau.
La porte s’ouvrit sur Berit Richardsson. Elle
restait dans la pénombre du hall, à croire qu’elle avait ouvert la
porte avec une canne.
– Je peux entrer ? demanda
Winter.
Elle ne répondit pas.
– Vous me reconnaissez ?
Elle hocha la tête.
Winter franchit le seuil. La femme s’effaça
prestement. Effrayant. Comme si elle s’était sentie menacée, comme
s’il arrivait avec le message qui devait bouleverser sa vie. Mais
celle-ci l’était sans doute déjà, et depuis longtemps. Winter
referma la porte derrière lui. Le hall s’assombrit encore. La femme
se dirigea vers la lumière plus loin, le bout d’un tunnel. Winter
la suivit. Elle s’était assise sur le sofa du salon. Un jour encore
voilé de gris pénétrait par la fenêtre. Winter prit place dans un
fauteuil. Berit Richardsson enfouit son visage dans ses mains. La
maison était silencieuse. Les enfants devaient être à l’école. Les
pauvres ! Leur père faisait l’objet d’un avis de recherche.
Comment pouvaient-ils bien se concentrer sur un quelconque travail
scolaire ?
Elle releva la tête. Winter remarqua les cernes
sous ses yeux : des cercles noirs comme une coulée de mascara
dans un maquillage raté.
– Au cas où vous comptiez me demander si
Jan a donné de ses nouvelles, la réponse est non.
– Je ne comptais pas vous poser cette
question.
– Laquelle alors ?
– Comment vont les enfants ?
– Les enfants ? Que voulez-vous
dire ?
– Ils sont à l’école ?
– Oui… et non. Tova est à l’école, Erik n’a
pas cours.
– Où est-il ?
– Quelle importance ?
Ce peut être d’une importance très variable,
songea Winter. Mais il faut que je laisse ça pour le moment. On y
reviendra. Ou pas.
– Avez-vous une idée de l’endroit où Jan
pourrait bien se trouver en ce moment ?
– Cela peut sembler idiot comme question,
reprit le commissaire, mais je ne sais rien de votre mari. À la
différence de vous.
– Que devrais-je savoir ?
Elle parut tout à coup ne rien savoir de plus
que Winter sur la vie de son époux.
– Pourrait-il se trouver quelque
part ? Dans un endroit particulier ?
Elle ne répondit pas.
– Vous n’avez pas de maison de
campagne ?
– Non.
– Des amis ? De la
famille ?
– Je ne pense pas qu’ils le cacheraient.
Ils m’auraient appelée. Aussi bien la famille… que les amis.
Elle hésita sur ce dernier point. Winter essaya
de déchiffrer l’expression de son visage. Il ne devait pas y en
avoir tellement, des amis. Richardsson n’aurait pas trouvé refuge
de ce côté-là.
– Et s’il n’était plus en vie ?
demanda-t-elle à voix basse.
Elle recherchait maintenant le regard de
Winter.
– Comment expliqueriez-vous
cela ?
– C’est ce que vous pensez ?
Vraiment ? Qu’il n’est plus en vie ?
– Qui pourrait… comment dire… qui pourrait
souhaiter sa mort ?
– Mon Dieu ! fit-elle. Quelle
conversation !
– Quelqu’un a-t-il déjà menacé votre
mari ? insista le commissaire.
Elle secoua la tête.
– Ou vous-même ? Votre
famille ?
– Non.
– Vous ne voyez rien ? Ce pourrait
être n’importe quoi. Une menace même très vague.
– Non.
– Jan a-t-il déjà mentionné une
menace ? Un problème avec quelqu’un ?
– Non…
Il y avait une nuance d’hésitation dans sa voix.
Soit elle avait posé la question à son mari, soit elle se l’était
posée à elle-même.
– Je n’en sais rien.
– Vous ne savez rien de lui ? Si vous
y réfléchissez bien, vous n’avez jamais entendu ce nom
auparavant ?
– Non !
Elle avait crié. Winter sursauta. Elle se
cachait de nouveau le visage dans les mains. Comme si elle avait
voulu échapper à tout cela. Mettre la tête sous le sable.
– Non, répéta-t-elle, ouvrant à peine les
mains. Vous ne pouvez pas me laisser tranquille maintenant ?
Je ne pourrais pas rester seule ?
Elle est déjà venue se réfugier dans cet
isolement-là, devina Winter. Elle en a déjà ressenti le besoin.
Toute la famille peut-être. Son fils, Erik. Sa fille. De qui
ont-ils besoin de se protéger ?
– Avez-vous peur de quelque chose qui
aurait à voir avec Sellberg ?
Elle ne répondit pas. Il répéta sa question.
Elle secoua la tête, qu’elle avait gardée plongée dans ses mains.
Des mains qui tremblaient. Winter eut soudain peur de ce qui
pouvait se produire maintenant. De ce qu’il avait pu déclencher. Il
se leva rapidement, se dirigea vers la femme et lui toucha
l’épaule. Elle tressaillit. Puis elle retira les mains de son
visage.
– Partez d’ici.
– Vous ne devriez pas rester seule.
– Erik et Tova ne vont pas tarder à
rentrer.
– Vous ne pouvez pas rester seule. Vous
devriez appeler un proche. Je peux demander à quelqu’un de
venir.
Elle secoua la tête. Impossible de l’obliger à
accepter son offre. Mais c’est étrange qu’elle reste toute seule
ici. Pourquoi ? Il lui tenait toujours l’épaule. Une épaule
chaude. Ou alors ce sont mes mains qui sont froides. Pourquoi
a-t-elle si peur ? Il ne s’agit pas seulement de la
disparition de son mari. Il y a autre chose. Elle sait quelque
chose. Depuis longtemps.
Berit Richardsson esquissa un mouvement. Le
regard de Winter glissa malgré lui sur sa poitrine. Il fut tenté de
tendre l’autre main et d’essuyer les larmes sur sa joue, mais il
lâcha son épaule et se retourna vers la fenêtre. Un visage
l’observait. Erik croisa son regard. Dieu sait depuis combien de
temps le gamin pouvait être là. Winter leva la main en signe de salut. Le visage s’effaça. Le soleil était enfin
apparu. Encore une belle journée en perspective.
Il eut mal aux yeux en sortant de voiture. Il
retourna chercher ses lunettes de soleil. La douleur disparut
aussitôt.
Halders attendait devant les portes du
commissariat.
– Comment ça va, ton mal de
crâne ?
– Et toi ? répondit Winter en retirant
ses lunettes.
– Pas de problème côté crâne. (Halders
passa la main sur sa tête d’œuf.)
– Bien.
– Pas de problème dans aucun domaine.
– Bien.
– Tout va bien, reprit l’inspecteur. Je ne
me suis jamais senti aussi bien dans ma vie que par ce beau matin
d’automne. Putain, on dirait pas que c’est l’automne. (Il sourit.)
Incroyable, tu ne trouves pas ?
– Vraiment, fit Winter.
– Tu as parlé avec Aneta ?
– Pardon ?
– Aneta. Aneta Djanali, notre collègue de
la brigade criminelle. La black. Prétend être née à l’Hôpital Est.
Ma concubine. Tu as parlé avec elle ? Elle t’a dit qu’elle a
quitté la maison ?
– Vaguement, répondit Winter.
– Vaguement ? C’est quoi cette
connerie ?
– Elle ne veut pas en parler,
Fredrik.
Halders étudiait le ciel. Incroyablement bleu.
Aussi incroyable que cette vie épouvantablement fantastique. Winter
ne savait plus quoi dire. Ni quoi faire. Devait-il veiller à ce
qu’Halders obtienne une mutation ? Il ne voulait pas faire le
briseur de ménages après toutes ces années, mais les choses ne
tenaient peut-être plus qu’à un fil.
– Elle a raison. Y a rien à en dire,
déclara Halders.
– Fredrik…
– Je sais ce que tu vas me dire. Mais je
suis professionnel, et elle aussi.
– Ce n’est pas ce que j’allais dire.
– Quel mot débile d’ailleurs,
professionnel.
– D’accord avec toi, sourit le
commissaire.
– Parfois, c’est l’impression que ça me
donne, soupira Winter.
– Moi non. Mais, de temps en temps,
j’aimerais bien en être une. De machine.
– Qu’est-ce que tu fais ce
soir ?
– Co… je suis à la maison. J’ai quand même
deux gosses à charge. Pourquoi ?
– On devrait sortir un soir. Juste le temps
de prendre un verre.
– Toi et moi, tu veux dire ?
– Oui.
– Bon Dieu, Erik, tu m’as déjà proposé un
truc comme ça ?
– Je n’en sais rien. Sûrement.
– Pas que je m’en souvienne.
– Alors, qu’est-ce que tu en dis ? Tu
trouveras une baby-sitter pour une heure ou deux ?
– Je peux demander à Aneta, fit Halders en
éclatant d’un rire hystérique.
La sonnerie du téléphone retentit au moment où
Winter rentrait dans son bureau. Le signal résonna dans le vide,
comme si l’on avait déménagé les meubles pendant son absence. Un
écho à longue distance. Mais il n’y avait pas grand-chose à
déménager. C’était une pièce à usage professionnel. En dehors de
cette sphère, il n’y avait qu’un lavabo et le Panasonic qui venait
de passer les dix dernières années par terre, à jouer pendant qu’il
travaillait.
– Winter.
C’était le standard.
– Un anonyme a cherché à vous joindre
plusieurs fois.
– Quand ?
– Hier, et la veille aussi.
– Combien de fois ?
– Deux fois.
– Ce n’est pas rare, fit observer
Winter.
– Non. Mais puisque vous me demandez.
– Oui. Merci.
Il raccrocha. Pour la plupart, les appels
anonymes étaient renvoyés dans les brancards au niveau du standard.
Mais il voulait savoir. Ce pouvait être
intéressant, une fois sur des millions.
Le téléphone sonna de nouveau.
Winter se trouvait dans le saint des saints de
la brigade technique, un lieu qui exerçait sur lui une certaine
fascination. Son intuition, son expérience, son habileté
d’enquêteur pouvaient le mener assez loin, mais elles avaient leurs
limites. Il était obligé de collaborer avec les techniciens, de
plus en plus à mesure que leurs méthodes évoluaient. Les techniques
de recherche fondées sur l’ADN progressaient de mois en mois.
Peut-être aurons-nous au moins un temps d’avance, pensait-il. Un
criminel de plus qui ne nous échappera pas. Qui aura été rattrapé
par son passé.
Torsten Öberg pointa du doigt des photos sur la
table lumineuse :
– Le tireur se tenait près de la portière.
Dehors.
Winter hocha la tête.
– Combien de coups de feu ?
demanda-t-il.
– Quatre, lui montra Öberg. Là, là, là et
là.
Nouveau hochement de tête.
– On dirait là aussi du 9-mm, continua
l’expert. Un Tokarev.
– Bien sûr, il va falloir s’y habituer,
commenta Winter.
– Ça fait un moment qu’on s’y habitue.
Concernant cette maison, il nous reste quelques incertitudes. (Il
regarda son collègue.) Mais trois séries de tirs en si peu de
temps, ça m’interpelle. Des voitures impliquées, chaque fois de
manière différente. La même voiture à deux reprises. Et la même
personne, Sellberg.
– Quant aux balles ?
– Elles sont parties au Labo central,
signala Öberg comme pour lui-même. Ils vérifient les
éraflures.
Winter hocha de nouveau la tête. Ces éraflures
résultaient du frottement de la balle dans le canon : la balle
tournait sur elle-même à travers les cannelures et ce que le Labo
central pouvait découvrir, c’était s’il s’agissait du même schéma,
si plusieurs balles avaient été tirées avec la même arme.
In your dreams,
songea-t-il.
***
John Coltrane jouait
Resolution. Winter écoutait l’album
A Love Supreme depuis son retour de
chez Öberg. La musique faisait corps avec la pièce. Avec lui-même.
Il examinait les photos qu’il avait sous les yeux : la voiture
solitaire sur le pont ; la maison de Sellberg ; le
cadavre de Sellberg dans la voiture de Richardsson ; de
nouveau la voiture sur le pont. Elle avait un propriétaire, mais il
n’avait rien à voir avec tout ça. À voir… Winter n’était sûr de
rien en ce qui concernait Roger Edwards. Si la voiture avait été
volée, c’était sans doute dans un but bien précis. Atteint, ou pas.
Si la voiture n’avait pas été volée, elle était néanmoins en
rapport avec tout ce qui allait se passer. Avec ces personnes, ces
événements, ce crime. La victime. Ou les victimes. Il y en avait
peut-être d’autres. Il y avait peut-être quelque chose là-dessous
qui expliquerait ce pont, cette maison, ce parking, ces voitures.
S’il avait bien appris une chose dans ce métier, c’était que la
scène de crime n’était presque jamais choisie au hasard. Il reprit
son examen. La lumière sur les photos du pont était étonnamment
belle. La photographe de l’équipe technique les avait prises aux
premières lueurs de l’aube. Elle se débrouillait bien, Erika
Djurberg. Elle aurait pu gagner un prix comme photo-reporter. Il
s’attarda plus longuement sur l’un des clichés : le pont n’en
était qu’un détail. À l’arrière-plan, on voyait la grue portique de
Västra Eriksberg ; la ligne des gratte-ciel à l’horizon, comme
une utopie moderne ; le soleil naissant à l’est qui commençait
à se glisser entre le verre et le béton et façonnait des reliefs
coupants en noir, rouge et or ; et puis l’eau noire du
fleuve ; enfin, le pont, magnifique. Une image d’une élégance
brute. Winter en frissonnait presque, dans la sécurité de son
bureau. La photo recelait des profondeurs abyssales. Il ne pensait
pas à la hauteur sous le pont, mais à un autre abîme. Un abîme
caché à l’arrière-plan. De l’autre côté du pont, le fleuve se
jetait dans la mer. L’embouchure n’apparaissait pas sur la photo,
mais elle était bien présente. La mer, l’archipel, au nord, au sud.
Winter songeait aux îles de l’archipel sud. Brännö. La colonie sur
Brännö. Il l’avait vue de loin dans sa prime jeunesse, comme on
contemple une institution, un camp de prisonniers. Il n’était qu’un
frêle adolescent, ignorant quelle serait sa place dans ce monde, ou
dans un autre. Il avait alors rêvé d’autres mondes. Oui,
probablement, mais il ne se rappelait pas lesquels sur le moment,
et ça l’irritait. Il cligna des yeux et fixa de nouveau son regard
sur le pont. On devrait se rappeler ce genre
de choses, un pas en avant dans la vie adulte, comme on se souvient
de son premier jour d’école. La vie recommençait plusieurs fois,
plus ou moins tard dans la vie, et ces rares occasions, on devait
s’en rappeler. Tout le reste n’était pas si important, ce qui
arrivait ensuite, surtout quand on vieillissait, quand tout se
figeait lentement. Il le sentait bien. Il n’avait pas besoin de
lever les mains, de faire rouler ses épaules. Il avait encore des
forces, mais les mouvements se figeaient lentement. Combien de fois
vivrait-il encore l’instant qu’on doit se rappeler ? Il ferma
les yeux. Lorsqu’il les rouvrit, le soleil avait monté d’un cran
dans le ciel de la photo.
Christer Tiger étudiait la liste des personnes
qui détenaient une autorisation de stationnement au parking de la
rue Nordenskiöld. Un abonnement en fonction des places disponibles,
plus exactement.
La liste lui était parvenue quelques minutes
avant le déjeuner. Façon de parler : il sauterait sans doute
le déjeuner. Il dînerait tard ce soir. Trente personnes, ça faisait
pas beaucoup mais c’était pas non plus gigantesque, comme parking.
Et puis c’était pas donné. Fallait encore ajouter ceux qui
s’étaient garés là par hasard, pour deux trois heures. Mais autant
commencer par prendre le premier nom sur la liste. Une liste par
ordre alphabétique. Premier Aare, deuxième Ademar, etc.
Des promenades sans fin à travers la ville, sous
un ciel profond. Il ne se rappelait pas avoir vu le ciel aussi bleu
avant. Était-ce un bleu d’automne ? Il aurait pu rêver
là-dessus pendant des heures. Un dérivatif. Un soulagement de
penser que là-haut, tout n’était pas aussi minable, miteux et
insignifiant que dans le monde ici-bas. Quoiqu’on arrivait à
l’effet contraire. En y pensant, on finissait par tout trouver
minable ici-bas.
Il suivait les berges du fleuve en direction de
l’est. Il arriverait bientôt à la jetée. Il avait du mal à savoir
s’il devait le faire ou pas.
On allait lui demander une nouvelle
contribution.
Il avait cru qu’ils le tueraient. Mais il leur
était encore utile.
Il sentait le soleil sur son visage. Il
s’engagea sur la jetée.