9.
Le bar de l’Hôtel 11 était tapissé de rouge et
noir. Il voyait les gens passer les portes du Café Eriksberg.
C’était quoi ces charlots qui déjeunaient à 11 heures du
matin ? Pour sa part, il était attablé devant un petit verre
de café latte qui lui paraissait
représenter un substantiel petit déjeuner.
La lumière se faufilait entre les nouvelles rues
d’Eriksberg Ouest. Par cette matinée calme et ensoleillée, il avait
longé le quai des Machines, regardant les navires se mouvoir sur le
fleuve. Tout le monde disait que le port était mort, mais ce
n’était pas son impression. Il connaissait autre chose qui était
mort. Ou le serait bientôt. Mais il n’y pensait pas alors, sur le
quai, ni quand il traversa la place Eriksberg pour entrer dans le
hall de l’hôtel.
Il avait vu l’homme s’approcher avant que
celui-ci ne le repère. Il consulta sa montre. Parfait.
L’homme prit place dans le fauteuil de cuir noir
et pointa du menton son verre à café.
– Chaud ?
– C’était chaud quand on m’a servi.
L’homme jeta un regard circulaire.
– Ils ont du personnel ici ?
– Quelque part.
L’homme se leva puis il traversa le hall et
pénétra dans la salle à manger. Pas moyen de se mettre à l’écart.
Mais ils n’en avaient pas besoin. Pas encore. Et pas ici.
L’homme était de retour.
– T’as trouvé quelqu’un ?
– Le café est en route. T’en veux peut-être
un autre ?
Il secoua la tête.
– Quand est-ce qu’on s’y met,
Tiger ?
Il tressaillit.
– Ce que tu peux être direct, bordel.
– C’est pas ce que t’attends ?
Une serveuse arriva avec le café de l’autre. Un
cappuccino. La mousse de lait débordait au-dessus de la tasse, des
petits drapeaux en chocolat plantés au sommet. Un solide petit déj.
Il ne se sentait pas au sommet de sa forme. Trop de cognac, tard,
la veille au soir. La boisson du diable, pire encore que le
whisky.
Christer Tiger, gangster. Il aimait bien ce mot.
Un peu vieillot, mais il aimait ça, de temps à autre, les
vieilleries. Les bonnes vieilles méthodes aussi. Aujourd’hui, le
monde tournait trop vite. On n’avait plus le temps de se faire
plaisir dans le boulot. Merci quand même à l’internet : une
vraie bénédiction pour le crime. Des moyens techniques au service
d’une bonne organisation.
– Tu te plais dans ce coin,
Tiger ?
Il s’abstint de répondre. Tous ces cons qui
passaient à flots continus dans la salle à manger. Une vraie
usine : alimentation, voire ingestion, à la chaîne.
– Commence à y avoir du monde dans le coin,
continua l’autre.
– Ils construisent comme des tarés.
– Je vois ça.
– On joue de la sonnette à pilon sous les
fenêtres de ma chambre.
– Voilà ce que c’est de vivre avec son
temps. Et de regarder vers l’avenir.
– On n’y est pas encore.
– Quand est-ce qu’on y sera,
Tiger ?
– Dans moins de deux semaines.
– J’aurais aimé que ça vienne un peu plus
vite.
– Y a d’autres… priorités.
– De quoi tu causes ?
Tiger garda le silence. Il pensait à l’homme
chargé de l’une de ces priorités. Il n’avait pas répondu au
téléphone, une heure auparavant. Même chose voilà un quart d’heure.
Sans doute pas pour le rouler ou lui échapper. De toute façon, il
n’y avait pas moyen d’y échapper. Et ça, il le savait bien. Alors,
pourquoi il ne répondait pas ? Est-ce qu’il se serait déjà
exécuté ? Non, dans ce cas, je le saurais.
– Tu sais qu’on m’a bousillé ma
bagnole ?
– Non, j’étais pas au courant. Pas de bol
pour le type qui t’a fait ça. (Sourire.) Comment c’est
arrivé ?
– J’en sais rien. Il s’est tiré.
– Encore pire.
– Pour lui, ouais. Ou pour elle.
– Tu ne sais pas qui c’est ?
– Pas encore. Mais je vais pas tarder à
l’apprendre.
– Comment ça ?
– Tout ce que je sais, c’est que je vais
pas tarder à l’apprendre.
Exemple : il avait maintenant les noms de
tous ceux qui louaient une place au parking de la rue Nordenskiöld.
C’était de là que sortait la bagnole. Sûr que ça allait prendre un
peu de temps, mais il avait du monde pour le seconder. Suffisait de
procéder méthodiquement. Par élimination. Il les éliminerait l’un
après l’autre. Sourire. Non pas dans ce sens. Juste pour un d’entre
eux. Il n’aurait qu’une seule personne à éliminer dans le sens
classique du terme.
– Et qu’est-ce que t’as à faire,
alors ?
Tiger ne répondit pas. À travers les baies
vitrées, il pouvait observer la place du marché, un peu plus loin
la jetée et l’arrêt du Rapido, à savoir le petit ferry qui
pratiquait une interminable traversée du fleuve pour transbahuter
son monde vers le centre-ville. Il ne l’avait jamais pris et ne le
prendrait jamais, ça c’était sûr. Contrairement à l’autre
con.
– C’était comment la balade en
bateau ?
– Sympa. Tout à l’heure, je déjeune au
Shipchandler, juste à côté de la station du ferry.
– Ouais, c’est à deux pas.
– Tu veux me tenir compagnie ?
– Je ne déjeune jamais avant
18 heures.
– Ça s’appelle dîner, Tiger.
– Dis ça à un Espagnol !
– J’en connais pas.
– Un Colombien alors.
– Ouais, là j’en connais deux trois.
(Nouveau sourire. Un sourire sympa, qui rappelait quelqu’un.)
Imagine qu’ils se pointent ici.
– C’est ce qu’on appelle la globalisation,
répondit Tiger.
– Exactement. (L’autre finit sa tasse
jusqu’à la dernière goutte et se leva.) C’était sympa de se
voir.
– Comment ça ?
– J’ai un truc à te montrer.
– Ah bon. Où donc ?
– Chez moi.
– C’est quoi ?
– Tu verras.
Winter et Öberg s’étaient retrouvés dans le
bureau de ce dernier. Le commissaire de la brigade technique se
grattait la tête. Un geste symbolique.
– On n’a encore rien trouvé, Erik.
– OK.
– Ni balles, ni douilles, ni rien de
sensationnel en ce qui concerne les empreintes de chaussures dans
le bosquet.
– C’est quoi une empreinte de chaussures
sensationnelle ?
– Eh bien… une empreinte d’éléphant en
après-skis par exemple.
– OK.
– Il y a peut-être eu un ou deux coups de
feu, mais on n’en trouve pas trace. Pas encore, du moins. La
question, c’est de savoir si nous devrions nous trimbaler dans tous
les jardins avoisinants.
Winter garda le silence.
– Qu’est-ce que tu en dis,
Erik ?
– On laisse tomber. Les techniciens sont
toujours sur place ?
– Un seul. Mollis. Il fait un dernier tour
de la baraque.
– Le propriétaire est chez lui en ce
moment ?
– Aucune idée.
– Un peu bizarre, cette histoire de
bagnole, reprit Winter. Pourquoi Sellberg a-t-il réagi de cette
façon ?
– Il voulait sûrement éviter de dévoiler le
nom du proprio.
– Un peu con.
– Il nous pensait encore plus cons. Ou plus
négligents, sourit l’expert.
– Il ne connaît pas Aneta.
– Il va sans doute avoir l’occasion de
mieux la connaître.
– Oui.
– Mais la voiture de Sellberg est
effectivement en réparation. J’ai parlé avec Bergenhem.
Le téléphone retentit sur le bureau d’Öberg qui
décrocha immédiatement.
– Oui, allô ? Oui ? OK.
Oky doky.
Il raccrocha et leva les yeux vers son
collègue :
– Bingo ! Mollis a trouvé une balle
fichée dans un arbre. Récemment, d’après lui.
– Bien.
– Qu’est-ce que tu vas faire ?
– Causer avec le proprio,
Richardsson.
– C’est peut-être lui qui a tiré, avança
l’expert.
– Et le mec ciblé, Sellberg, le protège
après ça ?
– Pourquoi pas ? Et puis il y a un
tiers, à ce que j’ai compris.
– Pas forcément, rectifia Winter. Au moins
un tiers…
– Tu dis ça sur un ton bien
guilleret.
– J’adore ce boulot, Torsten.
Jan Richardsson avait dix minutes de retard.
Winter ne connaissait pas précisément les obligations d’un
conseiller municipal et n’avait pas l’intention de le lui
demander.
– Excusez-moi de vous avoir fait
attendre.
Winter désigna d’un signe de tête la chaise en
face de lui :
– Je vous en prie, asseyez-vous.
Richardsson prit place et jeta un regard
circulaire.
– Je ne connaissais pas cet endroit.
– C’est une bonne alternative à mon bureau,
répondit le commissaire.
– Un bar ?
– Vous prendrez quelque chose ?
– Non, merci.
Richardsson se retourna de nouveau vers la
salle. Le politicien préférait sans doute éviter les personnes de
sa connaissance. Il n’avait pas voulu le recevoir dans son bureau.
C’était une affaire sensible pour lui. Winter se demandait
pourquoi. À peine s’était-il présenté que l’autre lui avait proposé
un rendez-vous en ville. Il était sur le point de sortir. Oui,
oui.
– Vous aviez une question à me poser,
commença Richardsson.
Il avait l’air plutôt normal : taille
moyenne, calvitie ordinaire, un costume standard sans doute acheté
chez Holmen Monsieur. Winter, lui, portait un
Zegna. Ça l’avait pris, ce matin-là. Peut-être pour fêter la
disparition de son mal de tête.
– Que faisiez-vous hier soir entre
22 h 30 et minuit ?
– Pardon ?
Winter répéta sa question. L’autre paraissait
réfléchir. C’était toujours comme ça.
– J’étais chez moi.
– OK.
La surprise se lisait sur son visage.
– C’est tout ?
– Oui. Si vous le dites, c’est que vous
étiez chez vous.
– Oui.
– Mais votre voiture n’y était pas.
– Ah bon ?
– Hmm.
– Où était-elle ? demanda
Richardsson.
La réponse ne lui importait pas vraiment.
Quelque chose dans son regard n’était pas à sa place.
Le commissaire garda le silence. Le politicien
se retourna encore une fois, comme s’ils pouvaient avoir été vus ou
entendus.
Il revint à Winter :
– Ah oui ! C’est vrai. Je l’ai prêtée
à quelqu’un.
– À qui ?
– Une simple connaissance.
Le jeu des devinettes, songea Winter. C’était le
jeu du métier. Je dis une chose, tu en dis une autre et ensuite il
s’agit de deviner ce qui se cache sous les mots.
Richardsson profitait de la pause pour
réfléchir. À croire qu’il prêtait sa bagnole à des dizaines de
personnes. Du reste, qui pouvait encore emprunter une
bagnole ? Tout le monde avait la sienne, non ?
– À qui avez-vous prêté votre
voiture ? répéta Winter.
– Que s’est-il passé ? préféra
demander Richardsson. Il s’est passé quelque chose avec ma
voiture ?
– Pas que je sache.
– Où est-elle ?
Winter donna l’adresse.
Richardsson opina du bonnet.
– Oui, il me l’a empruntée hier.
– Qui ?
– Pourquoi vous a-t-il emprunté cette
voiture ?
– Pourquoi ? Eh bien, il en avait
besoin pour se déplacer. La sienne était au garage.
– Où ça ?
– Dans quel garage ? Je n’en sais
rien. Demandez plutôt à Bengt.
Winter hocha la tête.
– Pourquoi toutes ces
questions ?
– On a tiré des coups de feu devant la
maison de Sellberg hier soir.
Richardsson ne réagit pas. À peine un mouvement
de surprise, mais rien de surjoué. Les politiciens évitaient d’en
faire trop, Winter avait déjà pu le constater. Sauf quand c’était
soigneusement calculé.
– Des coups de feu ? reprit
Richardsson.
– Oui.
– Pas de blessé ?
– Non.
– Comment c’est arrivé ?
– Vous êtes passé là-bas dans la journée
d’hier ? demanda Winter.
– Moi ? Non.
– Où étiez-vous ?
– À quelle heure ?
Winter mentionna différentes étapes de la
journée. Le politicien prit son temps.
– Pour ce qui est de la soirée, j’étais
chez moi.
– Toute la soirée ?
– Oui.
Il mentait, en fin politicien ou pas. Ce n’était
pas difficile à voir. Les politiciens n’étaient peut-être pas si
bons menteurs, même s’ils avaient encore plus de problèmes à dire
la vérité. Cependant, Winter ne comptait pas se laisser tromper par
les préjugés dans cette affaire.
– Qui peut attester que vous étiez chez
vous ?
– Devons-nous en arriver là ? C’est
presque humiliant.
– Qui peut l’attester ? répéta
Winter.
– Ce serait pour un alibi ?
Winter resta silencieux.
– Ma femme, répondit Richardsson en se
détournant vers la fenêtre.
Il avait cessé de regarder
Winter dans les yeux. Un couple d’âge mûr passait dehors. L’homme
prononça quelques mots et la femme hocha la tête. Ils traversèrent
la rue. Un tram glissa bientôt sur la chaussée.
Elle n’oserait pas dire le contraire, sa femme,
pensa Winter. Richardsson peut compter sur elle. La soirée entière
chez lui, bonne blague !