7.
Aneta Djanali aperçut une Volvo garée sur le
trottoir, et rien d’autre. La voiture de police n’était pas encore
arrivée. Elle se gara devant la Volvo mais ne sortit pas de son
véhicule. On était à un quart d’heure à pied de chez eux : la
bonne distance pour aller au boulot. La maison était noyée dans
l’obscurité. Soudain, elle aperçut du mouvement sous un arbre,
devant chez le voisin, à vingt mètres de là. Une silhouette se
dessina et s’avança d’un mètre dans la rue. La jeune femme resta
sur son siège. Elle braqua ses phares sur l’inconnu qui leva les
bras pour se protéger de la lumière. C’était un homme, en jeans et
blouson de toile.
Elle baissa la vitre :
– Police ! Ne bougez
pas.
L’homme ne bougeait pas.
– C’est moi qui vous
ai appelés, lança-t-il.
Aneta Djanali aperçut des phares dans son dos,
puis la voiture sérigraphiée blanche et bleue. Les collègues. Tous
des supporters de l’IFK. La voiture s’arrêta à la hauteur de
l’homme et l’un – ou plutôt l’une – des collègues mit pied à terre.
Aneta fit de même. L’homme avait toujours un bras levé au-dessus de
la tête :
– C’est sur moi qu’on a tiré.
– Asseyons-nous au calme, suggéra-t-elle.
Dans ma voiture.
– Quel est votre nom ?
– Mon… Jacob Ademar. Je m’appelle Jacob
Ademar.
– Où vivez-vous ?
– Je… j’habite à côté, fit-il en tournant
la tête vers sa maison. Une location. Que je risque
d’abréger.
Aneta Djanali constata que sa collègue
inspectrice avait sorti un calepin. Elle la reconnaissait. C’était
quelqu’un de compétent. En revanche, elle ne se rappelait pas son
nom… Mogren, peut-être.
– Quelqu’un a tiré.
– Reprenez tout depuis le début.
– Par quoi voulez-vous que je
commence ?
– Où cela s’est-il produit ?
Ademar ne semblait pas saisir la question. Il
fut pris de tremblements. Il devait être en état de choc. C’était
compréhensible : on venait de lui tirer dessus.
– Où vous trouviez-vous au moment du coup
de feu ?
– Devant la grille.
Il désigna d’un hochement de tête la maison à la
Volvo, toujours plongée dans le silence et la pénombre. Elle
paraissait inhabitée, en attente de démolition.
– Recommencez depuis le début, insista
Aneta Djanali. Depuis que vous êtes sorti de chez vous.
– Je… je suis sorti de chez moi, mais ce
n’était pas la première fois…
Ademar se tut.
– Que voulez-vous dire ?
– J’ai eu des mots avec le voisin en début
de soirée… non, en fin d’après-midi. Plus exactement, c’est lui qui
m’a cherché querelle.
La jeune femme acquiesça.
– Continuez.
– C’était… oui, il avait mis sa musique à
un niveau dément pendant des heures ; j’ai fini par me
plaindre. Il n’a pas apprécié. Et c’est un euphémisme. Ensuite… ce
soir, on a cassé un carreau chez moi. J’ai supposé que c’était
lui.
Ademar désigna du doigt la maison qu’il avait
louée – mais plus pour très longtemps.
– C’est la fenêtre tout à gauche. Le
carreau du bas à droite.
– Pourquoi pensiez-vous que c’était
lui ?
– Qui d’autre est-ce que ça pouvait
être ? On n’est pas nombreux ici. Regardez autour de vous. (Ce
qu’il fit lui-même.) Un vrai désert.
Ou presque, rectifia intérieurement
l’inspectrice.
– Que s’est-il passé après l’incident de la
fenêtre ?
– Quoi ?
– On a tiré.
– Qu’en savez-vous ?
– Quoi ? Bon sang ! J’ai entendu
deux coups de feu et j’ai senti deux ou trois balles me passer tout
près. (Ademar tressaillit.) Voilà comment je le sais.
– D’où venaient les coups de
feu ?
– Je ne sais pas vraiment… mais je dirais
de ce côté-là.
Il pointa vers la droite de la voiture. Plein
ouest. Aucune lumière dans cette direction. Aneta Djanali voyait se
découper les contours des arbres et des buissons dans la nuit
claire. La lumière des réverbères se réfléchissait sur une sorte de
bosquet. Comme le disait Ademar, l’endroit était désert. Je n’ai
jamais mis les pieds ici, pensa-t-elle. Et Fredrik ?
– Je n’ai pas envie d’aller voir,
ajouta-t-il.
Aneta Djanali le fixa.
– Il n’en a jamais été question.
Elle se tourna vers l’inspectrice. Britta
quelque chose. Voilà : Britta Mogren. Un prénom désuet pour
une jeune femme.
– Installez un périmètre de sécurité,
Britta. De la route jusqu’au bout de l’impasse.
Il était terminé le temps où la police pénétrait
la première sur la scène de crime – si on pouvait l’appeler comme
ça. La scène de tirs. Tirer sur les gens, c’était un crime. C’était
encore un crime, aurait dit Fredrik.
Elle se retourna vers l’homme. Il frissonnait
moins. Il s’était réchauffé, ou alors ses tremblements n’étaient
que l’effet du choc.
– Vous avez dit quelque chose ?
– Non.
– Entendu quelque chose ?
– Les coups de feu tout de même.
Il parut surpris.
– Je veux dire, avant les tirs. Ou
après.
– Non…
– Vous hésitez.
– Mon Dieu, j’ai tellement sursauté quand
les coups de feu ont éclaté. J’ai vraiment senti les balles me
siffler aux oreilles. Elles sifflaient. Je me suis jeté au sol.
Voyez vous-même. (Il leva le bras. Aneta crut
discerner un accroc à son blouson.) Il s’est déchiré. Et pendant
que j’étais allongé par terre… il me semble avoir entendu quelqu’un
s’enfuir en courant. De l’autre côté de la rue. Mais je n’en suis
pas sûr. J’étais encore sonné, si je puis dire.
– Avez-vous entendu du bruit venant d’un
autre côté ?
– Que voulez-vous dire ?
– Personne n’a réagi dans cette
rue ?
– Vous avez vu quelqu’un, vous ?
rétorqua Ademar.
– Non.
– Moi non plus. Et avant, même chose. Je
veux dire avant votre arrivée, à vous et aux autres
policiers.
Aneta Djanali hocha la tête.
– Soit ils n’ont rien entendu, soit ils
n’osent pas sortir, commenta-t-il.
Elle chercha à distinguer de la lumière aux
fenêtres des quelques maisons qui donnaient sur l’impasse, mais
tout était éteint. Bizarre. L’arrivée de la voiture de police
aurait dû réveiller l’un ou l’autre des voisins, exciter la
curiosité. Sans parler des coups de feu. Mais non. C’était vraiment
le désert.
– Et lui, il n’a pas pointé le bout de son
nez.
– Qui donc ?
– Le voisin, bien sûr. Le dingue qui vit
là-dedans. (Ademar agita le bras dans la direction de la maison.)
Il a dû s’enfuir par derrière d’une façon ou d’une autre.
– Qu’insinuez-vous ?
– C’est quand même évident que c’est
lui !
– Vous pensez qu’il s’est caché dans ce
bosquet pour vous tirer dessus ?
– C’est évident, non ? (Ademar éclata
d’un rire étrange. Un peu fou, strident.) Vous ne l’avez jamais
rencontré. Vous comprendrez mieux une fois que vous aurez fait sa
connaissance.
– À moins qu’il n’ait rien entendu, comme
tous les autres ici.
– Et j’aurais tout inventé ? C’est ce
que vous croyez ?
– Je ne crois rien, répondit-elle.
– Non, non, je vois, il ne s’agit pas de
croire, mais de savoir. Les faits, rien que les faits. Le fait est
cependant que j’ai essuyé des coups de feu, et je suis persuadé que
c’est ce dingue qui m’a cassé ma fenêtre
avant de s’embusquer pour me tirer dessus !
– Pourquoi aurait-il agi ainsi ?
– Parce qu’il est givré !
Aneta Djanali hocha la tête. Naturellement.
C’était l’explication la plus confortable.
– Il serait temps d’aller sonner chez lui,
non ? reprit Ademar. En plus, vous devriez retrouver quelques
balles fichées dans le mur.
Bergenhem sonna à la porte. Ringmar se tenait à
ses côtés. Il n’était plus enrhumé. Aneta avait mis ses gants en
cuir. Il commençait à faire froid. Un prologue aux longs mois
d’hiver après un bref été.
Elle avait appelé Fredrik.
– Sur les deux, y en a au moins un qui est
fou, avait-il commenté. Sinon les deux.
– Tu la connais, cette impasse ?
– Pas vraiment. On dit que c’est une rue
hantée.
– Qui dit ça ?
– Des gens bien informés : les
gamins.
Bergenhem sonna de nouveau.
On percevait de la lumière à travers la vitre en
verre dépoli. Comme à travers de l’eau : des lampes frontales
autour d’une épave. Aneta Djanali avait déjà pratiqué la plongée,
et cette maison était une épave, sauf qu’on pouvait respirer. L’air
était vif, le prologue était prometteur.
– Il faudra que les techniciens vérifient
les murs, déclara Bergenhem. Des balles ont pu s’y loger. (Il
recula d’un pas.) Je vais quand même faire un petit tour.
Les collègues de la brigade scientifique étaient
maintenant sur place. Ils en avaient pour toute la nuit. Ringmar et
Aneta percevaient les échos discrets de leur travail.
– Hmm, fit Aneta Djanali.
– Tu n’y crois pas ? s’étonna
Ringmar.
– Je ne crois rien, dit-elle avec un
sourire.
La porte s’ouvrit.
On n’avait pas allumé à l’intérieur.
La tête de l’homme se dessinait en ombre
chinoise.
– Oui ?
Ringmar fit les présentations.
– Désolés de sonner si tard à votre porte.
Pouvons-nous entrer un instant ?
– Des coups de feu auraient été tirés
devant chez vous.
– Des coups de feu ? Devant chez
moi ?
Son visage restait tapi dans l’ombre ; il
était difficile de déterminer le degré d’étonnement dans sa voix.
Il semblait avoir reculé derrière la porte.
– Pouvons-nous rentrer ? répéta
Ringmar.
– C’est vraiment nécessaire ?
Le commissaire garda le silence.
– Je sors, répondit l’homme en refermant la
porte.
Ringmar se tourna vers Aneta. Il ne distinguait
guère son visage, à elle non plus.
– Que dis-tu de ça ?
– Eh bien, il n’a pas envie qu’on visite
chez lui.
– On attend quelques minutes. Ça m’ennuie
d’appeler le procureur à une heure pareille.
Aneta Djanali jeta un œil sur la rue. Les
techniciens s’affairaient de l’autre côté. Le témoin avait été
autorisé à regagner sa maison. Témoin ou victime. Victime présumée.
Ou simplement la mauvaise personne au mauvais endroit. Une drôle
d’expression. La mauvaise personne pouvait se trouver au bon
endroit, par exemple, une scène de crime déterminée par avance.
Mais tout à coup se présente quelqu’un qui n’a rien à voir et qui
se retrouve entraîné malgré lui dans cette affaire. La mauvaise
personne au bon endroit. Ou l’inverse. Et ainsi de suite.
L’enquêtrice en elle commençait déjà à chercher des
alternatives.
La compagne en elle, la femme. Dans cette
conversation avec Fredrik ce soir-là, était-elle la mauvaise
personne au bon endroit ? La bonne personne au mauvais
endroit ? Avait-elle tout juste ou tout faux ?
La porte s’ouvrit. L’homme sortit. Il n’avait
pas l’air spécialement fou. En tout cas, il n’avait pas l’allure
d’un dingue de décibels. Mais dans la pénombre, elle discernait à
peine ses traits, d’autant qu’il portait un gros bonnet sur la
tête.
– Il est possible qu’on ait tiré sur votre
maison, lui dit Ringmar.
Droit au but.
– Où ça ? Comment ?
Quand ?
Il manque juste un « pourquoi », nota
Aneta Djanali. Pourquoi ça ? Il arrivait que les gens ne
posent pas la question. En général, ils connaissaient la
réponse.
– Qui vous a dit ça ? reprit-il.
– Rien.
– Il n’y a personne d’autre à
l’intérieur ? demanda Ringmar.
Bonne question, se dit Aneta. Meilleure
que : « Vous êtes tout seul à la
maison ? »
– Personne d’autre que moi.
– Vous vivez seul ?
– C’est pas ce que je viens de
dire ?
– Non.
Ringmar recula d’un pas. Il était pour l’instant
impossible de repérer des impacts de balle sur les murs. Le
lendemain, les techniciens passeraient tout au peigne fin, y
compris le bosquet d’en face. S’ils trouvaient des traces de coups
de feu, c’était à prendre au sérieux. Sinon, cela signifiait que le
type qui était sorti dans la rue avait un problème
psychologique.
– C’est lui qui vous a dit ça ?
(L’homme pointa la maison voisine, côté sud.)
– Quel est votre nom ? l’interrogea
Ringmar.
– Quoi ? Je m’appelle Bengt.
Pfff !
– Votre nom de famille ?
– Quelle importance ? Bordel !
C’était pas ça que je vous demandais. Je voulais savoir si c’était
ce con de voisin qui avait appelé la police.
– Votre nom. C’est la routine, intervint
Aneta Djanali.
– Ouais, pfff ! Bengt Sellberg. Mon
nom, c’est Bengt Sellberg.
L’inspectrice hocha la tête.
Il lui jeta un regard désagréable, qui la
sommait de s’en aller. Comme si elle n’avait rien à faire là.
Mauvaise personne. Au mauvais endroit. En infraction.
– Vous ne notez pas ?
– On a bonne mémoire, répliqua Ringmar. Que
vouliez-vous dire à propos de « lui » ?
– Je parlais du type d’à côté. (Sellberg
tendit le doigt.) Un vrai con. Il est venu se plaindre que je
mettais la musique trop fort. Il m’a débité des conneries, comme
quoi je l’empêchais de bosser.
– Et le volume était vraiment fort ?
s’enquit Aneta Djanali.
– Quoi ? (Même expression dans le
regard.) Putain, mais non ! On était en plein milieu de
journée.
Elle garda le silence.
– Qu’allez-vous faire ? reprit
Ringmar.
– Rien.
– Non, vous n’allez rien faire, déclara le
commissaire. Personne ne fera quoi que ce soit. Je suppose que je
n’ai pas besoin de vous expliquer pourquoi.
Aneta Djanali voyait luire la voiture dans la
rue. Elle paraissait noire, comme tout le reste sous cette lumière
déficiente.
– C’est votre voiture ?
– Quoi ? Pfff !
Réponse standard chez Sellberg. Les gens qui ont
besoin de temps pour réfléchir sont souvent atteints de surdité
provisoire.
– Est-ce votre Volvo ? insista
l’inspectrice.
Elle avait déjà relevé les numéros de plaques.
En général ces dernières ne recelaient pas de secrets. Elles
pouvaient tout au plus se révéler mystérieuses.
Sellberg paraissait avoir besoin d’un temps
supplémentaire.
Mauvaise voiture au mauvais endroit, songea la
jeune femme.
– Vous ne le savez pas ? s’étonna
Ringmar.
– Quoi ? C’est pas ma bagnole…
– Elle est garée devant chez vous.
– Quoi, pfff ! On a le droit de se
garer où on veut. Si elle est devant chez moi, ça doit être le mec
d’en face. Je ne sais pas, moi. Allez lui demander.
Tout le monde dormait lorsque Aneta rentra à la
maison. Elle alla s’asseoir à la cuisine devant un verre de lait.
Voilà qu’elle entendait du bruit dans la salle de bains…
– Comment ça s’est passé avec les deux
tarés ?
– Il n’y en a pas un pour rattraper
l’autre.
– Qu’est-ce qui leur est arrivé au
juste ?
– Si ça se trouve, rien.
– Ah bon ?
– On verra demain, enfin aujourd’hui… s’il
y a bien eu des coups de feu.
– Ça pourrait être un claquement
quelconque.
– Hmm.
– Un écrivain.
– Écrivain ?
– Oui.
– Connu ?
– Jacob Ademar.
– Ademar ? Un drôle de nom. Je
l’aurais reconnu si je l’avais déjà entendu.
– Sûrement.
– Qu’est-ce qu’il écrit ?
– Je n’en sais rien, Fredrik. On n’a pas
parlé de ça.
– Un écrivain. Ouais, ils ont l’imagination
fertile, ces mecs-là.
– Il a l’air sûr de son fait. On a discuté
un moment avec lui après avoir interrogé l’autre.
– L’autre ?
– Le voisin. Celui dont la maison a
peut-être essuyé des coups de feu. Ils auraient eu une altercation
un peu plus tôt dans la soirée.
– Qui ça ?
– Sellberg et l’écrivain. Le voisin
s’appelle Sellberg.
– Plus normal, comme nom. Il était
normal ?
– À quoi je reconnaîtrais ça ?
– Compare avec moi.
Elle ne put s’empêcher de sourire.
– Eh bien, dans ce cas, il était normal.
Mais… il y avait quelque chose de pas… enfin, d’inhabituel.
– Quoi donc ?
– Je ne sais pas, j’ai eu l’impression
qu’il manquait de… retenue. L’écrivain, Ademar, dit en avoir fait
l’expérience. L’autre ne se contrôlerait pas. Je le crois
volontiers sur ce point.
– Donc, on a voulu tirer sur Sellberg. Un
vieux compte à régler.
– Ademar prétend qu’on lui a tiré
dessus.
– Difficile de voir grand-chose la nuit.
C’est une rue à l’écart. Le tireur a pu se tromper de cible. Cet
Ademar était posté devant la baraque de Sellberg, si j’ai bien
compris. On peut les confondre dans l’obscurité ?
– Je le suppose. Ils font à peu près la
même taille. Une taille moyenne.
– Et il faisait sombre, compléta Halders.
Éclairage urbain défaillant, j’imagine.
– On se croirait au Moyen Âge. C’est la
même chose un peu partout dans cette ville. À notre époque… Enfin,
de toute façon, on n’aura bientôt plus d’énergie sur terre.
– Il mentait, reprit Aneta Djanali.
– Pardon ?
– Sellberg. Il mentait. Mais je ne sais pas
sur quoi.