14.
Christer Tiger savait quel jour il était devenu gangster. Gangster, ça lui rappelait des films. Non pas qu’il en ait vu beaucoup. Mais ces films en noir et blanc, des acteurs la cigarette au doigt, la fumée qui se répandait comme un nuage sur la toile, c’était classe ; il aimait bien. Et puis les chapeaux, il aimait bien les chapeaux. Son paternel en avait porté, il s’en rappelait. C’était le dimanche : de temps en temps, ils faisaient une sortie en ville, à Guldheden sans doute, grand-mère habitait là-bas et c’était une bonne pâtissière, il s’en rappelait aussi. C’était incroyable, tout ce qu’il se rappelait. Voici qu’il reprenait, ce foutu marteau-piqueur. Il l’entendait par la fenêtre. Il aurait aimé pouvoir oublier son existence. Devenir sourd peut-être. Mais il ne voulait pas devenir sourd. Il ne voulait d’aucun handicap et comptait bien les éviter. On courait toujours un risque dans ce boulot, mais c’était le cas de tous les boulots. Les mecs sur le chantier d’en face pouvaient se faire écraser, tomber d’un échafaudage. Comme le paternel. Ces salauds l’avaient obligé à bosser en pleine tempête, et il était tombé. Ça s’était passé comme ça. Christer Tiger savait que le vent soufflait très fort ce jour-là. Et ce jour-là, il avait décidé que jamais on ne l’obligerait à monter sur une connerie d’échafaudage. Jamais il ne recevrait d’ordre de personne. Ils étaient venus, les patrons du chantier naval, et sa mère les avait renvoyés. La mère lui avait raconté, ou bien c’était la grand-mère. Elle les avait foutus à la porte ! Il l’avait toujours admirée d’avoir fait ça. Elle avait osé. Et lui aussi il osait.


Winter traversait maintenant le Göteborg des petits matins. C’était l’heure des camions-poubelles. Un jour normal. Ils longeaient le parc d’attraction de Liseberg, avec ses tours et ses clochetons : une vraie ville dans la ville. Il inviterait les filles là-bas pour le dernier week-end de la saison. Si la saison devait jamais finir, en cet été indien.
– Bon sang, soupira Ringmar. Dire qu’on avait un petit soldat là, devant nous.
Winter gardait le silence. Il obliqua à droite dans Korsvägen. On déchargeait d’énormes caisses devant le Palais des Expositions. Chaque semaine apportait sa nouvelle foire. Tous les thèmes étaient bons pour ces grands rassemblements. Il pensa soudain qu’il n’était pas allé à l’église depuis un moment. Il faudrait qu’il emmène les filles à celle de Vasa. Elles adoreraient les chants. Lui n’hésitait pas à donner de la voix quand il chantait des psaumes. Bénie soit la terre, Béni le ciel de Dieu ! Ils dépassaient les salles de Bergakungen, un complexe cinématographique assez récent que Winter n’avait pas encore testé, mais qui devait surtout faire dans le box-office. Ce qu’il préférait, c’étaient les films en noir et blanc. Les acteurs étaient tellement beaux en noir et blanc. Ils fumaient avec élégance. Une bouffée de cigare, voilà ce qui lui ferait du bien. Il s’en prendrait un tout à l’heure, sur le parking du commissariat.
– Bon sang, répéta Ringmar. Quand je pense à ce gosse.
– Tu crois qu’il avait déjà fait ça ?
– Menacer quelqu’un avec une batte de base-ball ? Pour défendre sa mère ?
– Les deux.
– Où peut-il bien être, le paternel ? fit Ringmar.
Ce n’était pas une question, mais plutôt le constat de quelque chose d’inévitable. Jan Richardsson n’était pas chez lui parce qu’il ne fallait pas qu’on l’y trouve. Cela faisait partie de l’histoire. Winter voyait parfois comme des histoires les affaires qu’il avait en charge. On pouvait les raconter tout en les vivant. Il rédigeait ses annales du meurtre ou du crime et pouvait ainsi plus ou moins régulièrement lire ce qu’il était en train de vivre. Parfois il pouvait ajouter ou retirer quelque chose. Parfois il pouvait reconstituer un puzzle. Mais il y avait une différence entre un puzzle et une énigme à élucider. Dans un puzzle tout existait, la solution était là si l’on pouvait replacer les pièces dans le bon ordre. Tout était accessible à ses doigts, à son cerveau, à sa pensée, son imagination. Il pouvait déplacer les morceaux, une fois, deux fois, autant qu’il le fallait, mais il conservait une impression de sécurité, une certaine sérénité peut-être : il savait devoir réussir à la fin. Une énigme, c’était autre chose. Rien à voir avec la pièce manquante dans un puzzle. C’était beaucoup plus compliqué, c’était la quête d’une réponse qui n’existait peut-être même pas. Aucune réponse à un « Pourquoi ? » ni même à un « Quoi ? ». Une énigme, c’était une frustration prolongée, tandis qu’un puzzle demandait de la patience. La disparition du politicien restait pour l’instant une énigme, à relier à d’autres événements. Mais un puzzle pouvait être constitué d’une série de petites énigmes en chaîne, formant autant de pièces. Voilà comment je dois voir les choses, songea-t-il. Tout peut finir par se combiner dans une affaire. Tout.
– Elle ignore où il se trouve, déclara-t-il, en arrêtant le moteur, sur le parking du commissariat. À moins qu’elle ne soit une excellente comédienne.
– Tu crois qu’elle a sa petite idée ?
– Possible.
– Mais elle ne veut pas nous la dire, poursuivit Ringmar.
– Non.
– Son mari n’est pas revenu de la nuit et nous avons trouvé un cadavre dans sa voiture. Elle a peut-être une idée de ce qui se cache là-dessous.
– Oui.
– Une idée de quel ordre ?
– Ce ne serait pas la première fois qu’il découche.
– Pour aller où ?
Winter ne répondit pas.
– Elle sait où il va, dit Ringmar.
– Non, je ne pense pas.
– Elle sait ce qu’il fait.
– Peut-être qu’elle a des soupçons.
– Lesquels ?
– Ça doit avoir un rapport avec Sellberg.
– Elle connaît Sellberg ?
– Non.
– Tu en es sûr ?
– Je le pense, fit Winter.
– Mais il y avait quand même quelque chose là-bas…
– Comment ça ?
– On aurait dit qu’elle savait déjà, marmonna Ringmar.
– Elle savait quoi ?
– Que Sellberg n’était qu’un nom. Tu comprends ? Ç’aurait pu être n’importe lequel, mais elle savait qu’un nom sortirait. Nous devions arriver avec un nom. Qu’elle ne reconnaîtrait pas forcément.
– Son mari serait associé, d’une manière ou d’une autre, à un nom ? Un nom qui devait rester secret. Qui devait le compromettre ? poursuivit Winter.
– Oui.
– Dans des circonstances aussi violentes ?
– Pas nécessairement. Mais ça serait mis en relation avec quelque chose.
– Richardsson avait des rendez-vous secrets, suggéra Winter.
– Oui.
– Avec des hommes.
– Sans doute.
– Des rendez-vous secrets avec des hommes, résuma Winter.
– Il est pédé quoi.
– Peut-être.
– Ce n’est pas un crime.
– Non. Dieu merci, de ce côté-là au moins, on échappe au crime.
– Alors, peut-être que Sellberg aussi était pédé, fit Ringmar.
– Oui.
– Un drame passionnel ?
– Tu trouves que ça y ressemble, Bertil ?
– À quoi c’est censé ressembler ? À n’importe quoi d’autre.
Ringmar pensait au parking. Il avait été peint en gris bleu mais l’endroit n’avait rien de romantique. Pas de passion, pas d’érotisme là-dedans. Enfin… c’était peut-être comme ça maintenant.
– Berit Richardsson soupçonnait-elle son mari de la tromper ?
– Oui.
– Avec des femmes ?
– Non, je ne crois pas.
– Pourquoi ?
– Je n’en sais rien, Erik. Juste une impression.
– Il lui en aurait parlé ?
– Non.
– C’était un secret.
– En tout cas pour elle. Mais elle sentait qu’il y avait anguille sous roche, continua Ringmar.
– Une double vie.
– Et voici qu’il a maintenant disparu. C’est ce qu’on peut appeler une triple vie.
– S’il est encore en vie tout court, rectifia Winter.
– C’est vrai. Peut-être qu’on lui a aussi tiré dessus.
– Mais où ? Là-haut à Lunden ?
Le portable de Winter se mit à sonner. Au même moment il vit Aneta Djanali qui venait à leur rencontre sur le parking.
Winter écouta Möllerström, puis il raccrocha :
– On a installé un périmètre de sécurité autour de la bagnole de Sellberg.
Aneta prit place sur la banquette arrière. Elle repoussa une mèche qui lui tombait sur le front.
Winter remit le moteur en marche Il croisa le regard de la jeune femme dans le rétroviseur.
– On a lancé un avis de recherche national, déclara-t-elle.
– Il pourrait être n’importe où dans le pays, constata Ringmar. Il aurait même eu le temps d’aller jusqu’à Osnabrück.
– Pourquoi Osnabrück ? s’étonna Winter.
– J’y suis déjà passé deux trois fois.
– Moi aussi.
– Sauf que je n’ai jamais quitté l’autoroute, ajouta Ringmar. Ça m’a tenté, mais finalement ça ne s’est pas fait. Je roulais beaucoup trop vite, comme d’habitude. On trace toujours en début de voyage. Jamais vu Brême non plus et pour la même raison.
– C’est beau, Brême. En revanche, il n’y a pas grand-chose à voir à Osnabrück.
– De quoi parlez-vous ? demanda Aneta Djanali depuis l’arrière de la voiture.
– Du bon vieux temps, répondit Ringmar.


Une lueur bleue avait baigné quelques secondes la zone entourant la maison. Une autre heure bleue. Cet endroit est vraiment désertique, songea Winter. Un désert en pleine ville. Comment a-t-on pu le laisser intouché ? Quelqu’un avait dû l’effacer des cartes. Lunden était un quartier secret. On y découvrait encore des régions insoupçonnées.
Les inspecteurs de police attendaient à côté de leur voiture. Winter était repris par ses rêveries en noir et blanc. À ses débuts, les véhicules de police étaient encore noirs et blancs. Plus élégant. Et puis c’était comme si la police travaillait à préserver le meilleur du bon vieux temps, cette distinction entre le bien et le mal.
L’aube avait cédé la place au matin, mais il ne faisait pas très clair. Le soleil n’était pas très haut dans le ciel. La journée s’annonçait magnifique.
La maison était encore plongée dans l’ombre.
– On n’a pas remonté les stores, constata Aneta.
– Ils étaient baissés ? demanda Winter.
– Oui.
Winter interrogea l’une des collègues policiers sur la situation. Il ne la reconnaissait pas. Elle se présenta mais il n’y prêta guère attention.
– Le coin est tout ce qu’il y a de plus calme, fit-elle.
– Vous n’avez croisé personne en montant sur la route ?
– Non, pas de voiture ni de piéton.
– Bien.
– Tu aurais pu venir directement, Aneta, lui dit Ringmar. Tu n’étais pas obligée de passer par le commissariat.
– Je venais du centre-ville.
– Ah bon ?
– Je n’ai pas dormi à Lunden cette nuit.
– D’accord.
Ringmar jeta un regard à Winter qui jeta un regard à Aneta. Elle préféra détourner le sien.
– Eh bien entrons, fit Winter. Tenez-vous prêts.
La grille émit un grincement plaintif lorsqu’il l’ouvrit. Il tenait son Sigsauer au poing, mais gardait la main dans la poche.
Personne ne répondit à son coup de sonnette. Le silence tomba brusquement. Un silence profond. Pas seulement dans sa tête. Il avait senti ce silence intérieur dans les dernières minutes.
Il appuya sur la poignée, mais la porte était fermée.
– Vérifiez s’il n’y a pas une fenêtre ouverte.
Quelques minutes après, les deux policiers en tenue avaient fait le tour de la maison. Elle n’était pas immense. La collègue secouait la tête.
– On fait quoi ? demanda Aneta Djanali.
– On s’introduit à l’intérieur, répondit Winter.
Presque mort
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